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Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/43

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choses plus froidement et confessaient entre elles que le professeur avait été enlevé par Marguerite.

À bien réfléchir, c’est l’histoire de toutes les séductions. Je propose pour don Juan, au lieu du châtiment épique par les poètes, un bonnet d’âne et le fouet.

On est naïve à quinze ans ; Marguerite, dès la première poste, demanda au professeur de piano s’il connaissait des princes russes, et certes, ce n’était pas mal avisé, car j’ai vu des professeurs de piano qui gagnaient bien de l’argent à connaître des princes russes.

À la seconde poste, les deux fugitifs se brouillèrent mortellement. À la troisième, Marguerite intéressa un conducteur, lequel faisait le commerce du gibier. Cela lui donnait d’éminentes relations. Après avoir fait la cour à Marguerite, pour un motif frivole, avec succès, il la confia au plus fort restaurateur de la place Saint-Martin, à Tours, en Touraine.

Quelques lecteurs irréfléchis pourront trouver que ce n’était pas beaucoup la peine d’avoir quitté l’excellent pensionnat d’Écouen ou de Villiers-le Bel. Nous répondrons que presque toutes les fortes natures, armées en course et décidées à mener rondement la bataille de la vie, ont un plan préfixe. Ce plan a son envers. Marguerite était à cheval sur deux idées : le prince russe, qui pouvait être aussi bien un planteur américain, et l’homme qu’elle appelait, dans les précoces calculs de sa stratégie « son premier mari ».

Elle n’avait pas peur de l’aventure, mais elle ne craignait pas la voie commune. Seulement, le prince russe et le « premier mari » apparaissaient tous deux à sa jeune imagination à l’état d’échelon ou de seuil : pour monter, pour entrer.

En se laissant jeter par-dessus le bord, ce nigaud de séducteur, le maître de piano, n’avait pas fait une mauvaise affaire !

La vie, la vraie vie de notre pensionnaire ne devait commencer qu’au lendemain de la banqueroute du prince russe, ou le premier jour de son veuvage. Jusques là, elle était chrysalide et cachait sous son aisselle les plus longues ailes de papillon