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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/278

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L’AVALEUR DE SABRES

— Tiens ! se dit-elle, voici une attention délicate de cette chère maman. Je crois que nous nous entendrons supérieurement ensemble !

Elle sonna. Deux femmes de chambre attendaient pour sa toilette. La veille, mademoiselle Guite avait savonné elle-même son col et ses manches, mais aujourd’hui elle se laissa faire avec une royale désinvolture.

Madame la duchesse de Chaves vint la chercher à l’heure du dîner, et Guite l’embrassa sur les deux joues. Ce n’était pas une méchante créature, elle ne demandait pas mieux qu’à faire le bonheur de sa nouvelle famille.

Elle ne s’aperçut même pas de la froideur qui avait remplacé chez madame de Chaves les premiers élans de l’amour maternel.

Elle s’assit à table entre le duc et la duchesse, aussi à son aise que si elle eût été à la Maison-d’or, en cabinet particulier. Madame de Chaves l’avait présentée en grande cérémonie.

Le duc lui sembla un homme froid, taciturne mais poli. Elle fit à peu de chose près tous les frais de la conversation, et mangea d’excellent appétit.

Le duc et la duchesse n’échangèrent entre eux que de rares paroles. La duchesse était souffrante.

Quand mademoiselle Guite fut seule après le dîner, car elle n’avait pas eu l’idée de suivre madame de Chaves dans ses appartements, elle tint conseil avec elle-même, et se dit :

— Ici, on doit mourir d’ennui, le plus sage est de se mettre du premier coup sur un bon pied. Ma chère maman est triste comme un bonnet de nuit, mon noble père ressemble à un jaloux Espagnol, et monsieur le marquis de Rosenthal est un des personnages les plus fatigants que je connaisse. On s’amusera comme on pourra.

Pour commencer, elle fit atteler et s’en alla au bois toute seule.

Le lendemain, madame de Chaves garda le lit. Mademoiselle Guite lui fit une jolie petite visite, le matin, et la prévint qu’elle était prise pour la journée.

Monsieur le marquis de Rosenthal vint la voir. Elle lui fit les honneurs de l’hôtel et lui en montra du haut en bas la belle distribution, depuis les salons d’apparat jusqu’à la portion réservée aux bureaux et caisse de la Compagnie brésilienne. Elle dîna dans son appartement avec monsieur le marquis et se fit conduire à l’Opéra.

Mademoiselle Guite était plutôt d’Asnières et de la rue Vivienne, 6e étage, que du quartier Le Peletier. Néanmoins, dans sa loge, elle avait assez bien l’air d’une vraie marquise — beaucoup plus assurément que Saladin n’avait l’air d’un vrai marquis.

C’est tout simple, cela vient de ce que les vraies marquises font ce qu’elles peuvent pour ressembler à mademoiselle Guite.

De profonds moralistes leur ont conseillé de lutter avec mademoiselle Guite, pour ramener leurs maris et leurs cousins aux plaisirs permis du bon monde. Elles ont obéi et gagnent à cela d’avoir, auprès de leurs cousins, un succès du même genre, mais un peu moins brillant que celui de mademoiselle Guite.

Auprès de leur mari, je ne sais pas.

À la sortie de l’Opéra, Saladin eut bonne envie d’entamer avec mademoiselle Guite le chapitre des petits services qu’on attendait d’elle,