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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/279

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LES HABITS NOIRS

mais le cœur lui manqua. C’était grave et dangereux ; il remit la chose au lendemain.

Il eut tort, car le lendemain, aux premières paroles qu’il prononça, mademoiselle Guite l’interrompit pour le mettre parfaitement à son aise.

— Il y en a qui n’entendraient pas de cette oreille-là, dit-elle, mais moi je suis à tout faire ; ce n’est pas la peine de prendre des gants pour me parler raison. Vous n’avez pas la tête de quelqu’un qui fait gratis le bonheur des jeunes filles, et je n’ai jamais cru que j’étais venue ici pour enfiler des perles.

Saladin fut rassuré, mais il gardait encore quelques scrupules.

— Vous irez loin, dit-il, et je vous avais joliment toisée. Mais c’est qu’il s’agit de quelque chose de très raide.

— Allez toujours, fit mademoiselle Guite sans s’émouvoir.

— Il faudrait ouvrir, la nuit qui vient, la porte de la grille donnant sur l’avenue Gabrielle.

— J’ai la clef, dit mademoiselle Guite.

— Comment ! déjà ! s’écria Saladin émerveillé.

— Je l’ai demandée pour le cas où il me plairait de rentrer par là de nuit ou de jour. Je ne me gêne pas ; j’ai tout demandé, j’ai tout obtenu, et malgré cela je m’ennuie. Égrenez votre chapelet.

Elle crut que Saladin allait l’embrasser, tant il était joyeux, mais il se borna à lui offrir une décente poignée de main.

Et il continua son explication qui ne laissa pas d’être longue.

Mademoiselle Guite l’écouta fort attentivement et sans manifester aucun émoi.

Quand l’explication fut achevée, elle dit seulement :

— En effet, c’est rudement raide, mais bah !

Puis elle ajouta en fixant sur lui ses grands yeux bleus liquides :

— Combien que j’aurai pour ma peine ?

— Cinquante mille francs, répondit Saladin.

Elle fit la grimace.

— Voyons ne marchandons pas, reprit-il, cent mille francs, c’est le dernier mot.

— Et la clef des champs ? demanda mademoiselle Guite.

— Liberté entière !

Elle jeta une cigarette à moitié brûlée qu’elle tenait entre ses dents de lait, frappa dans la main de Saladin et dit résolument :

— Le jeu est fait, rien ne va plus !

Saladin resta encore quelque temps à l’hôtel pour en relever le plan exact et compléter ses instructions. Quand il se retira, mademoiselle Guite et lui échangèrent une loyale poignée de main.

— N’oubliez pas les mots de passe, lui dit Saladin.

— Je n’ai jamais rien oublié de ma vie… à tantôt !

Saladin s’en allait. Mademoiselle Guite le rappela, et, dussé-je surprendre le lecteur, elle lui dit :

— Vous savez, cette femme-là souffre ; elle a été bonne pour moi. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.

Saladin n’avait aucune envie de faire du mal à madame la duchesse. Il protesta de ses bonnes intentions et s’éloigna.