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LA VAMPIRE

Au prix d’un trésor, nul n’aurait voulu approcher de la forteresse maudite.

Qui donc raconta ce qui s’y passa cette nuit ? qui le premier ? On ne sait, mais cela se raconte.

Ainsi sont faites toujours les traditions populaires.

Et peut-être trouveriez-vous là l’origine de la foi qu’elles inspirent. On y croit parce que personne ne peut dire le nom du menteur qui les imagina.

La grande salle du château de Bangkeli était pompeusement illuminée. Les peintures murales, déteintes et souillées, semblaient revivre aux feux des lustres. Les vieilles armures des chevaliers renvoyaient en faisceaux les sourdes étincelles, et les galeries sarrasines, ajoutées à l’antique construction romane, étalaient coquettement la légèreté de leurs dentelles polychromes.

Sur une table dressée et couverte des mets les plus exquis, les vins de Hongrie, de Grèce et de France mêlaient leurs flacons. C’est, là-bas, le climat de l’Italie, plus beau peut-être et plus généreux. Les alberges dorées montaient en pyramides parmi des collines de cédrats, d’oranges et de raisin, tandis que les pastèques, à la verte enveloppe, saignaient sous le couteau.

On ne saurait dire d’où étaient venus les coussins soyeux et les tapis magnifiques qui ornaient, cette nuit, la seigneuriale demeure, abandonnée et déserte depuis des siècles.

Sur les coussins, auprès de la table, où les plats en désordre et les flacons décoiffés annonçaient la fin du festin, un jeune homme et une jeune femme, beaux tous les deux jusqu’à éblouir le regard, étaient demi-couchés.

Non loin d’eux il y avait un monceau de pièces d’or, à côté d’un coffre vide.

— Monseigneur, dit la jeune femme en livrant son doux front, couronné de boucles blondes, aux baisers de son compagnon, cet or a coûté bien du sang.

Le jeune homme répondit :

— Il faut du sang pour amasser l’or, et l’or qu’on prodigue fait couler le sang. Il y a un lien mystique entre le sang et l’or. Ce troupeau stupide qui peuple le monde, les hommes, nous appelle des vampires. Ils ont horreur de nous et tendent sans défiance, leurs veines à ces autres vampires qu’on nomme les habiles, les heureux, les forts, sans songer que l’opulence d’un seul, ou la puissance d’un seul, ou sa gloire ne peut jamais être faite qu’avec le sang de tous : sang, sueur moelle, pensée, vaillance. Des milliers travaillent, un seul profite…

— Monseigneur, murmura la jeune femme, vous êtes élo-