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LA VAMPIRE

Elle sourit tristement.

— Peut-être, murmura-t-elle au lieu de répondre, peut-être que Jupiter veut tuer le dernier demi-dieu que puisse produire encore la vieillesse fatiguée du monde. Cet homme est-il trop grand pour nous ?… Vous pensez que j’exagère, René ; et en effet, celles de mon pays rêvent souvent, mais je reste au-dessous de la vérité… Je suis Lila, une pauvre fille du Danube, éprouvée déjà par bien des douleurs, mais à qui le destin semble enfin sourire, puisqu’elle vous a rencontré sur sa route. Je vous dis ce qui est.

Il serait aussi insensé de compter ceux qui sont avec nous que de chercher vestige de ceux qui nous ont trahis.

Nous sommes les francs-juges de la vieille Allemagne, ressuscités et recrutant dans l’univers entier les magistrats du mystérieux tribunal.

Ce tribunal se compose de tous les ennemis du héros et d’une partie de ses amis.

Nous n’avons pas voulu de Pichegru et de Moreau : ils sont tombés uniquement parce que notre main ne les a pas soutenus… La comtesse Marcian Gregoryi a jeté un regard favorable sur Georges Cadoudal… C’est grâce à elle qu’il a évité aujourd’hui le sort de ses complices… un sort plus cruel, René, car on a quelques mesures à garder vis-à-vis de deux généraux illustres, ayant conduit si souvent les armées républicaines à la victoire ; tandis que le paysan révolté, le chouan le brigand devrait être assommé dans un coin, comme on abat un chien enragé.

René courba la tête. Sa raison, prise comme ses sens, se révoltait de même. Lila ne lui laissa pas le temps d’interroger ses pensées.

— Il me reste à vous parler de ma sœur, dit-elle brusquement, sachant bien qu’elle allait réveiller sa curiosité assoupie, de ma sœur et de moi, car son destin supérieur m’entraîne à sa suite, et je ne suis que l’ombre de ma sœur.

Nous sommes les deux filles du magnat de Bangkeli, et notre mère, à seize ans qu’elle avait, périt victime de la vampire d’Uszel, dont le tombeau, grand comme une église, fut trouvé plein de crânes ayant appartenu à des jeunes filles ou à des jeunes femmes.

Vous ne croyez pas à cela, vous autres Français. L’histoire est ainsi, et je vous la dis telle que la contait mon père, colonel des hussards noirs de Bangkeli, dans la cavalerie du prince Charles de Lorraine, archiduc d’Autriche. La vampire d’Uszel, que les riverains de la Save appelaient « la belle aux cheveux changeants, » parce qu’elle apparaissait tantôt brune, tantôt blonde aux jeunes gens aussitôt subjugués par ses