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LA VAMPIRE

charmes, était, durant sa vie mortelle, une noble Bulgare qui partagea les crimes et les débauches du ban de Szandor, sous Louis II, le dernier des Jagellons de Bohême qui ait régné en Hongrie. Elle resta un siècle entier paisible dans sa bière, puis elle s’éveilla, ouvrit et creusa de ses propres mains un passage souterrain qui conduisait des profondeurs de sa tombe fermée aux bords de la Save.

Dans ces pays lointains qui ont déjà les splendeurs de l’Orient, mais où règnent ces mystérieux fléaux, relégués par vous au rang des fables, chacun sait bien que tout vampire, quel que soit son sexe, a un don particulier de mal faire, qu’il exerce sous une condition, loi rigoureuse dont l’infraction coûte au monstre d’abominables tortures.

Le don d’Addhéma, ainsi se nommait la Bulgare, était de renaître belle et jeune comme l’Amour chaque fois qu’elle pouvait appliquer sur la hideuse nudité de son crâne une chevelure vivante : j’entends une chevelure arrachée à la tête d’un vivant.

Et voilà pourquoi sa tombe était pleine de crânes de jeunes femmes et de jeunes filles. Semblable aux sauvages de l’Amérique du Nord qui scalpent leurs ennemis vaincus et emportent leurs chevelures comme des trophées, Addhéma choisissait aux environs de sa sépulture les fronts les plus beaux et les plus heureux pour leur arracher cette proie qui lui rendait quelques jours de jeunesse.

Car le charme ne durait que peu de jours.

Autant de jours que la victime avait d’années à vivre sa vie naturelle.

Au bout de ce temps, il fallait un forfait nouveau et une autre victime.

Les rives de la Save ne sont pas peuplées comme celles de de Seine. Je n’ai pas besoin de vous dire que bientôt jeunes filles et jeunes femmes devinrent rares autour d’Uszel… Vous souriez, René, au lieu de frémir…

Elle souriait elle-même, mais dans cette gaieté, qui était comme une obéissante concession au scepticisme du jeune homme, il y avait d’adorables mélancolies.

— J’écoute, répondit René, et je m’émerveille du chemin que nous avons fait, sous prétexte de parler d’amour.

— Vous ne souhaitez plus parler d’amour, monsieur de Kervoz ! murmura Lila, dont le sourire eut une pointe de moquerie.

René ne protesta point, il dit seulement :

— Les rives de la Seine n’ont rien à envier aux bords de la Save. Nous avons aussi une vampire.

— Y croyez-vous ? demanda Lila, qui ajouta aussitôt : Vous auriez honte d’y croire, bel esprit fort !