Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/139

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rapprochées, s’embrassaient plus étroitement au travers de la rue ; le jour était plus terne, l’air plus pesant ; — le temps avait résolu ce problème difficile de rendre plus hideuse encore la décrépitude du quartier juif.

Il ressemblait à quelqu’un de ces gueux, chargés d’infirmités, qui abritent leurs haillons sous l’ombre d’un portail en ruines, et qui mettent en déroute la charité elle-même par le luxe effrayant de leur misère. Le mendiant cynique étalait ses souillures avec une sorte d’orgueil. Il montrait sans vergogne les mystères honteux de sa nudité et chancelait dans sa boue, comme un vieillard ivre qui a perdu jusqu’à la pudeur.

Dans les passages obscurs qui avoisinent la Judengasse, c’était toujours le même mouvement silencieux et affairé. Vous y eussiez rencontré, avec quelques trous de plus, les manteaux, usés déjà vingt ans auparavant. Vous eussiez reconnu sur la tête des fils économes ces bonnets de fourrure pelée que les pères tenaient de leurs aïeux.

Quelques noms seulement avaient changé aux devantures des maisons. Lévi, le fripier, était devenu prince ; les fils de Roboam, le vendeur de vieux clous, avaient épousé des duchesses ; — d’autres étaient on ne savait où ; on disait vaguement que le prêteur Mosès Geld tenait à Paris ou à Londres un comptoir vingt fois millionnaire.

À la porte de la petite maison qu’il habitait jadis, il y avait toujours une vieille paire de bottes, une longue-vue en parchemin et un chenet dépareillé. Son successeur suivait ses traces et grimpait tout doucement cette mystérieuse échelle de Jacob, dont les bas degrés sont de bois vermoulu, mais dont les hautes marches sont d’or…

Des profondeurs de la Judengasse, on entendait les cloches sonner à grande volée à la cathédrale, à Saint-Léonhard et à Notre-Dame. — Le tintement de ces cloches réveillait des souvenirs dans le quartier juif et faisait causer entre eux quelques vieux marchands, anciens compagnons du prêteur Geld. — Ces cloches sonnaient en effet en l’honneur du patricien Zachœus Nesmer, un des plus riches banquiers de la ville, qui était mort, à douze mois de là, un schlœger dans la poitrine.

On solennisait, dans les églises de Francfort, l’anniversaire de ce décès.

La fortune de Zachœus Nesmer s’était faite autrefois rapidement, et