Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/43

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ries courant le long des vallées, ses guérêts étagés sur les flancs des montagnes, et ses forêts couronnant les hautes cimes.

— La moitié de tout cela pour le moins est à ce vieux fou de Gunther, pensa Regnault, — et par conséquent à nous… Si nous n’étions pas tant, ce serait une magnifique affaire !… Mais le meilleur plat devient maigre au milieu de six convives affamés.

Un grand nuage noir, aux rebords blafards, montait de l’ouest et bouchait rapidement, l’une après l’autre, toutes les clairières d’azur où nageaient les étoiles. Quelques flocons de neige voltigeaient indécis entre les branches des arbres.

Regnault s’arrêta et tourmenta d’un geste qui lui était familier, les mèches lisses et pommadées de sa coiffure.

— Six ! répéta-t-il ; quand il y a trop de loups autour d’une proie, les loups se mangent… Ayons d’abord la proie, et puis nous verrons bien !…

Il caressa du bout de sa cravache le cou de son cheval, qui, sentant la neige menaçante et l’écurie prochaine, se prit à trotter avec une nouvelle ardeur.

— Tout n’est qu’heur et malheur pour les chevaux comme pour les hommes, reprit Regnault. Voici un honnête animal qui va bien souper ce soir, comme son maître, tandis que la monture du vicomte est couchée au fond de la Hœlle ! Ah ! ah ! ce diable de vicomte en savait trop long !… Je ne donnerais pas pour cent louis ma besogne de la soirée !

— Vous êtes donc sorti vainqueur de votre combat, monsieur Regnault ?… dit une voix qui parlait de l’un des bas côtés de l’avenue.

Le chevalier tressaillit sur sa selle, car il avait reconnu le rude accent du madgyar, qui était un des six loups affamés autour d’une proie trop maigre auxquels ses paroles faisaient allusion tout à l’heure. — Il se remit néanmoins et répondit avec une gaieté affectée :

— Je sais le moyen de n’être jamais vaincu, seigneur Yanos.

— Ah ! fit le madgyar. — Et peut-on connaître votre secret ?

— C’est de ne jamais attaquer qu’à coup sûr, répliqua Regnault.

Yanos Georgyi traversa la longueur de l’avenue, et mit son cheval côte à côte avec celui du chevalier.