Elle ne voulait pas savoir, mais elle souffrait, parce que son esprit devinait malgré elle. Et sa souffrance muette, qui n’avait ni consolateur, ni confident, la minait lentement.
Les jouissances du luxe qui étaient prodiguées autour d’elle n’avaient rien qui pût l’enivrer ou étourdir sa peine. C’était une femme d’intérieur, une âme modeste ; ce faste la repoussait et la magnificence déployée la ramenait fatalement à ce problème qu’elle ne pouvait point résoudre :
D’où viennent toutes ces richesses ?
Elle s’éloignait du monde le plus qu’elle pouvait, laissant les plaisirs du dehors à ses deux filles aînées, et commençant l’éducation de la petite Lia.
Sa peine n’était que pour elle-même. Mosès Geld la retrouvait toujours souriante et sereine ; il venait auprès d’elle se reposer et se consoler, car il n’était point heureux.
À part cette souffrance sourde qui le tenait sans cesse et qui ressemblait à un remords, l’ancien prêteur avait d’autres soucis. Il avait donné tout son amour à ses enfants ; c’était pour eux qu’il avait travaillé nuit et jour, qu’il avait amassé florin à florin son premier capital ; c’était pour eux qu’il avait fermé son cœur à toute pitié et que son usure implacable avait changé en or les haillons du pauvre. Ses rêves disaient vrai : s’il y avait un crime sur sa conscience, ce crime avait été commis pour ses enfants ! Dès ce temps, il voyait son fils et sa fille aînée ligués secrètement avec ses associés, qui étaient ses ennemis…
On voulait l’éloigner des affaires et lui enlever la direction de la maison. Il le devinait ; il le savait.
Il y avait bien le prétexte du repos que réclamait son grand âge ; mais depuis cinquante ans, Mosès Geld vivait dans l’astuce et dans la tromperie ; il savait ce que c’était que le mensonge.
Pourtant, son esprit faible et rendu paresseux par la vieillesse mettait tout ce qui lui restait de ressort à repousser la certitude de son malheur. Il s’entourait d’illusions volontaires, et s’accrochait aux joies chimériques de cet intérieur patriarcal, dont nous avons ébauché l’esquisse au commencement de ce récit.