Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/628

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La rue de Vendôme, qui doit son nom au dernier grand-prieur de la langue de France, marque encore l’une des frontières de l’ancien domaine des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Bien qu’elle confine au Paris bruyant et marchand, elle est déjà du Marais, et son tranquille silence fait contraste avec le fracas affairé du boulevard voisin. Entre elle et ce groupe de théâtres qui se disputent les faveurs inconstantes du peuple parisien, il n’y a qu’une étroite ligne de maisons ; mais c’est comme un monde : les habitants de ces demeures touchent d’un côté à la foule, de l’autre au désert.

Notre homme suivit la rue de Vendôme, rasant de près les murailles et se donnant les airs d’un personnage en bonne fortune. Il ne pouvait pas toutefois, malgré sa grande envie, ôter à son pas une roideur lourde. Les plis droits de son caoutchouc dissimulaient mal une obésité déjà très-prononcée, et ses efforts n’aboutissaient qu’à lui donner la tournure d’un ci-devant jeune homme.

Cette tournure est éminemment dangereuse en temps de carnaval, et les gens très-gais sont, par nature, impitoyables pour les beaux Narcisses parvenus à la cinquantaine. Mais notre homme n’avait à redouter aucune rencontre fâcheuse dans la voie solitaire qu’il avait choisie. Quelques cris joyeux, et railleurs arrivaient jusqu’à lui par le passage Vendôme, cet indigent corridor qui veut singer les élégances des galeries fashionnables ; c’était tout. Le passage se montrait presque aussi désert que la rue, et la lumière du gaz y prenait une teinte mélancolique pour éclairer ses bazars dédaignés.

À l’angle des rues de Vendôme et du Puits, notre homme tourna court et redescendit vers le Temple. Le vent souleva en ce moment les pans rigides de son petit manteau, qui flottèrent en rendant un bruit de parchemin, et découvrirent son vêtement de dessous, lequel était un paletot blanc.

M. le chevalier de Reinhold essaya d’abord de contenir les mouvements désordonnés de son imperméable, mais le vent faisait rage et il fut obligé de reporter sa sollicitude sur son petit chapeau, dont la perte eût pu entraîner celle de sa chevelure.

Il poursuivit sa route en grondant et ne s’arrêta que devant les rideaux quadrillés du cabaret de la Girafe.