Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/662

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— Un sou au profit des Polonais !…

Aussitôt fait que dit. Il y eut un mouvement dans la cohue, et le chevalier, sans savoir comment, se trouva élevé de deux ou trois pieds au-dessus de la foule. Dans le trajet, une main maladroite ou perfide lui avait arraché sa casquette et sa perruque en même temps : de sorte que le bandeau noir, placé en diagonale, tranchait maintenant entre sa face fardée et son crâne nu comme un genou.

L’assemblée trépignait de joie et hurlait :

— C’est l’Amour ! c’est l’Amour !…

Jamais on ne s’était tant diverti aux Quatre Fils Aymon. La farce arrivait à point entre deux contredanses ; c’était comme une attention délicate du hasard, qui avait choisi le bon moment pour lancer l’intermède.

Le tumulte joyeux allait sans cesse augmentant : chacun disait son mot plaisant ou grotesque, ces dames n’en pouvaient plus à force de rire, et s’appuyaient, pâmées, aux bras de leurs seigneurs. Madame Taburot, malgré ses qualités respectables et la déférence qu’elle inspirait d’ordinaire à ses pratiques, n’était plus maîtresse de la situation ; c’était en vain désormais qu’elle agitait la sonnette de son comptoir, ni plus ni moins qu’un président d’assemblée délibérante ; c’était en vain qu’elle enflait sa voix sèche et rogue pour jeter au milieu du fracas son fameux : Tâchez voir de ne pas faire de bétises…

On ne l’entendait pas ; les rires se croisaient avec les quolibets. Hommes et femmes, danseurs et gens de la galerie, tous s’étaient réunis en un solide noyau qui occupait à peine un quart de la salle et se pressait autour du malheureux chevalier de Reinhold.

Celui-ci posait toujours sur la table qui lui servait de piédestal ; il roidissait sa taille épaisse et courte ; celui de ses yeux qui était libre restait baissé timidement, il n’osait ni bouger, ni regarder cette foule dont les clameurs moqueuses arrivaient à son oreille, enflées par sa propre frayeur et toutes pleines de terribles menaces.

Depuis qu’on l’avait saisi à l’improviste sur le seuil du billard, pour l’entraîner captif, au milieu de la cohue, il n’avait pas prononcé une parole ; il ne se rendait plus compte de ce qui se passait autour de lui ; la peur l’étouffait, il n’avait pas une goutte de sang dans les veines, et les