Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/663

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deux rangées de ses dents fausses claquaient l’une contre l’autre, au risque de se déraciner. — C’était la détresse muette et poignante de ces infortunés victimes que les Indiens cannibales insultent avant de les dévorer.

Et cette détresse faisait justement la joie de ces dames ; elles ne pouvaient se lasser d’admirer la tête de ce petit homme, chauve comme un œuf et plâtré du front au menton ; le bandeau noir, incliné coquettement, donnait à cette physionomie le dernier cachet.

— Il faudrait des ailes de papillon, disait Bouton-d’Or en s’approchant le plus possible.

— Garçon ! criait la duchesse, un carquois pour l’Amour !

Et c’étaient de nouvelles salves de rire.

Johann, séparé violemment de son patron, essayait cependant de le rejoindre, et jetait çà et là en sa faveur quelques prières qui se perdaient dans le bruit ; mais il ne s’enrouait point à crier trop fort, et de temps à autre un sourire méchant venait sur sa figure renfrognée. Il trouvait la farce bonne, et le piteux état de son maître l’égayait sincèrement.

À part madame veuve Taburot, qui s’indignait de n’être point écoutée, et dont la colère s’allumait derrière son comptoir, il n’y avait dans la salle qu’un seul être qui restât étranger à la joie commune ; Fritz était toujours immobile dans son coin, l’œil mort, la tête baissée et la main sur sa chopine d’eau-de-vie.

Il n’avait rien vu ; rires et plaisanteries avaient passé comme un bourdonnement autour de ses oreilles fermées.

Mais, en ce moment, il se fit un trépignement général, mêlé d’applaudissements et de clameurs si aiguës, que Fritz en tressaillit comme un homme qui s’éveille.

Il leva la tête lentement, et promena autour de lui ses regards stupéfiés.

Quand son œil tomba de loin sur le visage du chevalier, qui se dressait au-dessus de la foule ; il y eut par tous ses membres un long frémissement.

— Toujours ! toujours !… murmura-t-il en cachant sa figure entre ses mains. — Il me suit partout… J’ai beau boire, je vois bien qu’on ne peut pas oublier !