Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/575

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devait vivre plus d’années que les comédies ne vivent de jours, que les tragédies n’agonisent de minutes. Ce devait être un blanc-manger immortel, glorieux, universel, un blanc-manger que les restaurateurs des cinq parties du monde inscriront avec fierté sur leurs cartes jusqu’à la consommation des âges !

Le cuisinier de la Tremlays mit à la disposition de son illustre confrère ses épices et ses fourneaux. Béchameil se recueillit dix minutes ; puis, avec la précision nécessaire à toutes les grandes entreprises, il se mit résolument à l’œuvre.

La vieille Goton Rehou, femme de charge du château, qui fumait sa pipe dans un coin de la cheminée, tandis que l’intendant royal opérait, répéta souvent depuis, qu’elle n’avait de sa vie, vu un mitron si ardent à la besogne.

L’intendant royal n’avait garde de faire attention à la vieille. Il avait retroussé les manches de son habit à la française, rentré la dentelle de son jabot et rejeté sa perruque en arrière. Son rouge visage atteignait les nuances les plus vives de la pourpre, cette royale couleur que l’antiquité ne nous a point léguée. Ses yeux étaient vifs, brillants, pleins de pensée. Ses mains blanches et chargées de diamants agitaient la queue de la casserole avec une grâce indescriptible. Tout observateur impartial eût déclaré qu’il était là, plus que partout ailleurs, à sa place.

— Divine Alix ! murmura-t-il plus tendrement à mesure que la fumée s’élevait, plus savoureuse, vers la voûte noircie ; — vous qui possédez toutes perfections, vous devez être douée du plus délicat de tous les goûts… si vous résistez à ce turbot, je n’aurai plus… une idée de gingembre ne peut que faire du bien… je n’aurai plus qu’à mourir !

C’était la phrase consacrée en ce siècle où les amants parlaient en déplorables madrigaux et non point autrement.

Béchameil mettait une pincée de gingembre et ouvrait convulsivement ses narines pour saisir l’effet.

— Délicieux ! céleste ! disait-il ; Alix, vous êtes à moi, ma belle inhumaine ! il faudrait être une sauvage pour résister à un pareil arôme !

— C’est vrai que ça sent bon ! grommela Goton dans son coin.

Béchameil mit son binocle à l’œil et regarda du côté de la cheminée d’un air modeste et satisfait.

— N’est-ce pas, excellente vieille ? s’écria-t-il. C’est un manger d’impératrice !

— Ça doit faire un fier ragoût, c’est la vérité, répondit Goton en rallumant sa pipe avec gravité, — mais sauf respect de vous, si j’étais homme et marquis, m’est avis que j’aimerais mieux manier une épée que la queue d’une casserole.

Béchameil laissa retomber son binocle et, se détournant de dame Goton avec mépris, il rendit son âme tout entière à la pensée de la belle Alix.

Celle-ci, par contre, ne songeait en aucune façon à l’intendant royal ; elle était assise auprès de salante, mademoiselle Olive de Vaunoy, dans le petit salon