Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/71

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Cet homme qui se mourait était son confrère en torture.

Et vis-à-vis de cet homme, la jalousie n’était plus possible. Le docteur oubliait que Léon de Laurens était le mari de Petite ; il ne voyait plus en lui que la victime.

Certes, on ne pouvait l’accuser d’avoir le cœur facile et trop ouvert à la pitié ; mais dans cet homme, vaincu et succombant à son martyre, il se voyait lui-même, et il avait compassion.

L’agent de change fermait les yeux ; il semblait plongé dans un assoupissement inerte. Son souffle était faible, et si de temps à autre ses mains amaigris n’avaient pas tressailli sur la couverture, on aurait pu le prendre pour un cadavre.

Mira et le jeune médecin échangeaient à de longs intervalles des paroles prononcées à voix basse.

— Il faut tout une longue vie pour étudier ces affections du système nerveux, disait M. Saulnier ; voilà dix ans que je travaille, et je vois bien que je suis un enfant vis-à-vis de ce mal bizarre !… Avant-hier, je croyais le malade sauvé ; nous avons fait ensemble une longue promenade, et il me semblait que tous les symptômes alarmants avaient disparu… Aujourd’hui, nous le retrouvons plus bas que jamais !

Le docteur portugais approuva d’un signe de tête ; ses yeux ne se détachaient point du malade.

— Et pourtant, reprit M. Saulnier, vous avez pu suivre mon traitement… Vous savez que j’ai combattu l’affection pied à pied, pour ainsi dire, dès son origine… Je suis spécial pour les maladies de nerfs, et j’avais en outre vos conseils si précieux…

Mira s’inclina encore.

— On s’y perd ! poursuivit le jeune docteur ; cet homme est riche ; sa position est enviable ; il jouit d’un bonheur presque proverbial… et parfois, on a la tentation de croire qu’il se meurt de chagrin !

Le regard de Mira quitta un instant la face amaigrie de M. de Laurens pour tomber sur son collègue.

— Vous n’avez jamais vu personne autre mourir de chagrin ?… murmura-t-il.

— Non, répondit Saulnier.