Page:Féval - Le Mari embaumé, 1866, tome 1.djvu/130

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grouillait la rieuse cohue, devenait un sombre chemin creux où quelques bandits faméliques attendaient, en vain la plupart du temps, le passage d’un provincial attardé.

Notre cavalier n’était ni un passant surpris par la nuit, ni un coupeur de bourse, car les coupeurs de bourse s’éloignaient de lui, flairant un accueil mauvais, et les passants le fuyaient, craignant une méchante rencontre.

Il allait d’un pas inégal, les cheveux au vent, les habits en désordre. C’était un fou, peut-être. Du moins, ceux qui s’étaient approchés de lui par hasard avaient entendu des paroles sans suite qui tombaient de ses lèvres.

En ce temps-là Paris n’avait aucun pont à l’ouest du Louvre. Le bac qui a donné son nom à la rue la plus commerçante du faubourg Saint-Germain existait encore ; le pont Barbier qui le remplaça n’ayant été fondé que cinq ans plus tard, en 1632.

Madame Éliane, chevauchant, escortée de deux valets seulement, car elle avait fait grande diligence depuis son château de Pardaillan, était entrée par la poterne de l’Abbaye et descendait, juste à ce moment, au grand trot le chemin des Saints-Pères, traversant le grand pré aux Clercs.

Nul passage autre que le bac ne menant directement à l’hôtel de Mercœur, elle suivit la Seine à droite pour gagner le Pont-Neuf.

« Un dernier bout de galop, mes garçons, dit-elle. Nous sommes d’une heure en retard, et M. le comte m’attend sans doute avec bien de l’impatience. »

M. le comte, c’était le pauvre Breton bretonnant de Guezevern, qui se promenait là bas, tête nue, songeant creux avant d’enjamber le parapet pour se jeter dans la rivière.

Certes, il ne se doutait guère du bonheur ironique qui lui arrivait le long de l’eau : le titre de comte et les millions de fortune qu’on lui avait montrés dès son enfance, au lointain de l’avenir inconnu.

S’il avait pu se douter…

Mais tout a une fin, même les hésitations d’un malheureux homme qui va mettre un terme à sa vie.

Maître Pol fit le signe de la croix, prononça le nom de sa femme adorée et monta sur le parapet.

Mme Éliane, suivie de ses deux valets, passait à pleine course devant l’hôtel de Conti, lorsqu’elle entendit le bruit d’un corps tombant à l’eau, puis un long cri, partant de la berge, de l’autre côté du Pont-Neuf. Le cri disait :

« À l’aide ! à l’aide pour un chrétien qui se noie ! »

Éliane avait le cœur sensible et bon ; elle fut émue.

Émue au point de s’étonner elle-même de la profondeur de son émotion.

De la houssine qu’elle tenait à la main, elle fouetta les oreilles de son genêt d’Espagne, et tourna, rapide comme l’éclair, l’angle du Pont-Neuf.