Page:Féval - Le chevalier ténèbre, 1925.djvu/150

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il jurait mentalement de faire une guerre à mort à quiconque portait la cocarde aux trois couleurs.

Il ne songeait pas que ces couleurs étaient celles du drapeau de son père.

Sainte ignorait cette circonstance. Elle avait religieusement exécuté l’ordre du docteur et avait cessé depuis longtemps de voir Marie.

Celle-ci, bien qu’elle habitât toujours la pauvre cabane de Jean Brand, avait pris des habitudes qui ne convenaient guère à la fille d’un paysan. Elle portait des robes de demoiselle, et il n’était pas rare de la rencontrer dans les sentiers de la forêt, montée sur un magnifique cheval que n’aurait pas pu payer la vente du patrimoine entier de Jean Brand, et tenant à la main un petit fusil luxueusement orné, dont les garnitures d’argent renvoyaient en gerbes les rayons du soleil. Cette conduite semblait à peine exciter la surprise des habitants de Saint-Yon

— Jean Brand, avait-on coutume de dire, fait comme il veut : sa fille aussi : voilà tout.

Quant au citoyen Saulnier, lorsqu’il parlait de Marie, il disait :

— Il y a dans les veines bleuâtres qui diaprent si délicatement la peau blanche et douce de cette main si fine, il y a du sang d’aristocrate !

Puis il hochait la tête.

Nous verrons plus tard si le citoyen Saulnier se trompait.

Les deux années qui suivirent le départ de René s’écoulèrent, pour Sainte, tristes et remplies par d’inutiles efforts. Elle dépensait à miner, peu à peu, le courroux haineux de son père, plus de patiente adresse qu’il n’en faut à nos diplomates pour minuter leurs amphibologiques protocoles ; elle était sans cesse à son poste, prête à saisir l’occasion de placer un mot en faveur de l’absent ; mais rien ne faisait. La rancune du docteur semblait augmenter, loin de dimi-