Page:Féval - Le chevalier ténèbre, 1925.djvu/22

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Ils avaient traversé à la nage la rivière, qui est rapide comme le Rhône et trois fois plus large que la Seine. Ce n’est qu’une tributaire pourtant du Danube-Roi.

« La nuit ressemblait à celle-ci, puissantes dames, et je me souviens que la lune, glissant sous des nuages noirs, si épais qu’elle n’en pouvait argenter les franges, paraissait et disparaissait, montrant au loin tantôt le tortueux miroir de la Theiss, et tantôt plongeant ses eaux vineuses dans la profonde obscurité.

« L’orage menaçait au sud-est, le point d’où viennent les grands orages. Les deux maudits demandèrent l’hospitalité. Lénor était triste depuis le départ d’Efflam ; le prince de qui Lénor était le cœur, lui dit :

« — Ces gens savent jongler et faire des tours de passe-passe : veux-tu qu’ils viennent te divertir ?

« Lénor secoua sa tête languissante en signe de refus. Mais un valet ayant dit que leur tribu arrivait de Belgrade, les yeux de Lénor brillèrent.

« — Qu’ils soient introduits, » ordonna-t-elle.

« C’étaient deux frères : l’aîné jeune encore, le cadet tout jeune. Ils se donnèrent les noms de Mikaël et de Solim. Mikaël était de grande taille et portait sur ses traits quelques signes de son origine rôme ou tzigane, comme vous voudrez nommer ces enfants perdus d’une civilisation oubliée, qui étrangers parmi toutes les nations du globe, n’ont ni loi ni Dieu : les Égyptiens d’Écosse, les Bohémiens de France, les Gitanos d’Espagne, les Zingari d’Italie. Solim, au contraire, avait une face pâle et claire, des yeux bleus et des cheveux blonds. Le prince leur commanda de divertir Lénor. Solim chanta les étranges mélodies des campagnes moldaves, en s’accompagnant sur sa guitare ronde à deux cordes de fer ; Mikaël dansa le pas du yatagan, et tous les deux jonglèrent avec les verres de la table, les flacons et leurs poignards.

« Lénor bâillait ; le prince leur fit signe de s’éloigner.

« — Hospodar, demanda Mikaël au lieu d’obéir, ta