Page:Féval - Les contes de nos pères, 1845.djvu/231

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
201
JOUVENTE DE LA TOUR.

les plus remarquables aux personnes qui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivières qui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg de Langourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gens de loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leur promenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ; mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ils n’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est point possible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de la Rance un batelier nommé Jouvente (Juventus). Il était beau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’explique formellement sur ce dernier point ; ce qui nous induit à penser que Jouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais un tenancier de la châtellenie voisine, qui possédait à fief le passage. Il habitait une petite tour au bord de l’eau. Sa vie était solitaire et laborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dès que le cor résonnait sur la rive opposée ou que la main impatiente du voyageur mettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente ne dormait jamais que d’un œil ; nuit et jour il orientait sa voile ou appuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant de la Rance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huit ans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenait Jouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par un beau clair de lune, souvent, bien souvent ses mains cessaient de peser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait des