Page:F.Douglass, Mes années d'esclavage et de liberté, 1883.djvu/112

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— Bill ! fais-je : Ne me touche pas !

— Sois tranquille ! — Et s’éloignant d’un pas nonchalant, Billy se perd dans les maïs.

Mon sort allait se décider, car à son tour Coraly, forte femme, émergeait, armée du seau à traire. Si elle prenait parti pour Covey, c’en était fait de moi. Épuisé par la lutte, exténué par les privations, je ne pouvais tenir contre deux. Mais, grâce au ciel, la révolte soufflait sur l’habitation, ce matin-là. Sommée de me saisir, Coraly répond, à ses périls et risques, comme avait répondu Billy ! Esclave de Covey, tandis que Billy ne lui était que loué, elle encourait la vengeance du maître… qui lui fit payer cher son refus.

Trois quarts d’heure avaient passé sur nous. Soudain, Covey me lâchant :

— Marche à ton ouvrage, bandit ! Si tu ne t’étais pas défendu, je ne t’aurais pas tant battu. — Il ne m’avait pas battu du tout.

Il se leva, je me levai ; il s’en alla, je m’en fus ; et pendant les six derniers mois que je restai sous ses ordres, Covey n’essaya pas une fois de m’effleurer du doigt.


Quelque ignoble qu’il vous paraisse, lecteur, cet épisode fut le point tournant de ma vie d’esclave. — Il ralluma dans mon cœur, les cendres éteintes de la passion d’indépendance. Il me donna conscience de ma virilité. Avant, je n’étais rien ; après, je fus homme.

Sans énergie, un homme est sans honneur. La force est le corollaire de la dignité. Notre âme est ainsi faite, que si l’homme débile lui inspire quelque com-