Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/113

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traite, M. Bonnet est pressé, et d’ailleurs il n’aime pas à attendre.

Le caissier examina la traite et laissa échapper un soupir de soulagement.

— Messieurs, leur dit-il, vous êtes victimes d’une mystification. Cette traite ne vaut rien.

Et il prouva son dire avec une telle évidence, qu’à mesure qu’il avançait dans sa cruelle démonstration, Bonnet redevenait lui-même. Il ôtait ses gants jaunes et faisait mine de se dépouiller de ses pantalons neufs. Quant à l’avocat, il fondait. En cinq minutes, il avait diminué de $108,000.

En quittant la banque, Bonnet, son avocat et la députation s’enfuirent à la station, sans vouloir regarder personne ni répondre à aucune question.

Cependant les habitants de Kamouraska se portèrent en foule au retour du train pour fêter l’arrivée des $108,000. Il pleuvait et, par moment, sans pouvoir se rendre bien compte de la cause de ce refroidissement, ils sentaient leur enthousiasme faiblir. L’heure de l’arrivée du train approchant, leur foi renaissait, et ce fut par des hourrahs formidables qu’ils saluèrent l’apparition de Bonnet et de son avocat. Mille questions éclatèrent immédiatement après.

L’avocat eut à peine la force de confier la fatale nouvelle à l’oreille de quelqu’un. Aussitôt elle se répandit comme la foudre. Ce fut un désastre ; tous les châteaux en Espagne croulèrent à la fois. Puis, vinrent les récriminations qui tombèrent comme grêle sur le crédule avocat, coupable d’avoir procuré à ses concitoyens la douce illusion de la fortune durant deux jours.

Quant à Bonnet, on le vit reparaître, un quart d’heure après, dans son costume habituel. Il avait déjà pris son parti du naufrage de sa fortune et venait consoler les autres de la perte de ses trente-trois millions de piastres.