Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/186

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et choqués de se voir au grenier que d’entendre en quels termes faux et solennels l’on parle d’eux. À notre tour, nous passerons aïeux ; et, dans le siècle prochain, nos neveux, toujours un peu sots, diront que nos moindres articles étaient des chefs-d’œuvre et que notre vie n’a été qu’un long sacrifice à la patrie, à raison de six piastres d’abonnement par an.

Il est certain que dans notre aimable patrie, c’est la gravité qui fait le succès. L’homme qui ne rit jamais arrive à tout. Puisqu’il ne se déride en aucune occasion, il faut qu’il soit constamment occupé de hautes pensées. Nous voyons son corps droit et roide, mais son esprit erre dans les cieux : c’est sûr. Il se contient ici-bas, afin de causer à loisir avec les astres.

Si les morts pouvaient prendre part à nos luttes de chaque jour, ils l’emporteraient aisément sur les vivants, à cause de leur air lugubre.

Condamnés par état au sérieux perpétuel, ils en imposeraient à la foule et écraseraient leurs rivaux. On se dirait que, retirés chaque soir dans les tombeaux, ils y approfondissent les questions. Sortant de leur retraite, au petit jour, ils gagneraient sans obstacle les hauteurs. Les populations viendraient admirer leur majestueux silence. Tout céderait devant eux. S’il est déjà difficile de se mesurer avec les gens qui ne s’expriment que par monosyllabes, comment lutterait-on avec ceux qui ne parleraient pas ?

Aussi, la plus sûre manière d’arriver est-elle de faire le mort.

Vous vous tenez dans un coin, ne bougeant que le moins possible, la vue fixe, quelques mèches de cheveux jetées sur la tempe : tous ceux qui passent vous remarquent.

— À quoi peut-il bien penser ? se dit-on.

Personne ne met en doute que vous ne pensiez à quelque chose ; c’est le point important.

— Voilà un garçon sérieux, dit Prudhomme.