Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/249

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le luxe qu’elle rêve, qu’elle exigera, sans s’inquiéter si le nombre de mes patients correspond au chiffre de ses dépenses ? Pousserai-je l’imprévoyance, l’aveuglement, jusqu’à me substituer à son père qu’elle est en train de ruiner, pour qu’elle me ruine à sa place ? Pardon ! mes bons amis, ce n’est point ainsi que j’aime les femmes, et que je comprends le mariage.

— Mon cher docteur, interrompit Duport, vous raisonnez comme si l’amour était un sentiment dont on peut à volonté diminuer ou augmenter la force, ainsi que vous diminuez ou augmentez la force d’une de vos potions. La puissance que vous a donnée la science de changer en remèdes, en calmants même, les poisons violents, vous aveugle ; l’habitude de guérir les grands maux, vous emporte. Le cœur, quand il est sérieusement atteint, résiste aux meilleurs traitements. Il se guérit tout seul ou il ne se guérit pas. Prenez-en votre parti : il vous ferait appeler que cela ne servirait à rien. Plus on le soigne, plus il est malade. Il y a des gens qui n’aiment que parce qu’ils veulent s’empêcher d’aimer, et il y en a d’autres qui n’aiment pas parce qu’ils veulent aimer. Mademoiselle Aubé a la beauté, le charme, elle me plaît ; c’est en vain que je voudrais aimer Mademoiselle Perret, qui n’est point sans mérite et qui est riche : mon cœur refuse net.

— Quel âge avez-vous, mon excellent Duport ? Quinze ans, l’âge de Roméo, n’est-ce pas ? On peut donc plaider longtemps sans connaître la vie, pas même la vie de ses clients. Voyons, rassemblez vos souvenirs : vous avez été initié au secret de plus d’un ménage ; les maris vous ont confié leur cause, les femmes ont invoqué l’appui de votre éloquence, et comme vous êtes bon enfant, vous avez remis ensemble des gens qui ne demandaient qu’à se prendre aux cheveux, et qui déjà même s’en étaient arraché quelques-uns. Eh bien ! d’où venaient d’ordinaire ces discordes intestines ? Répondez. De ce que le mari n’était, pas assez riche pour subvenir aux goûts de luxe, aux habitudes de dépense de sa femme, n’est-ce pas ?