Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
49
LE JOUR DE L’AN

eu recours à cette grande ressource pour suppléer aux lacunes d’une causerie hésitante, ils avaient laissé tomber la question sans y répondre.

Cinq heures allaient sonner ; ils étaient fort satisfaits d’eux-mêmes, lorsque, sur le point de finir la corvée des visites, l’un d’entre eux se trouve face à face avec un de ses amis d’enfance, un de ses compagnons de collège, un ancien camarade de plaisirs, qu’il n’a pas vu depuis dix ans. Avec un élan et une explosion de joie que tous les gens de cœur comprendront, il court à lui, il lui serre les mains et lui lance ce cri de l’âme :

— Comment ! toi ! à Québec faisant des visites… et par cet affreux temps !…

On devine la stupeur de l’infortuné condamné au ridicule de se présenter deux fois dans les mêmes maisons en racontant sa mésaventure. Cette dernière partie du supplice cependant lui a été épargnée. Presque partout on avait si bien, au milieu du tumulte du jour et de la foule des visiteurs, oublié son passage, qu’on le reçut comme si on ne l’avait pas encore vu et en lui servant la même conversation qu’il avait déjà entendue. Dans certaines maisons, on l’a trouvé changé depuis l’année dernière ; une jeune demoiselle lui a dit avec un regard rempli de bonnes intentions :

— Il y a bien longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir. Il faut que ce soit le jour de l’an pour que vous veniez nous faire visite.

Enfin, une bonne dame qui lui raconte chaque année, en détail, ses premiers pas dans la vie, en se plaignant que cela la fait vieillir, lui a dit pour flatter sa petite taille, quoiqu’il ait trente ans sonnés :

— Mon Dieu ! il me semble que vous avez encore grandi depuis l’année dernière. Je vous ai vu pourtant bien petit. Quand on pense que j’ai connu votre père à votre âge ! ça me fait vieillir…