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L’HIVER

La locomotive retourne d’où elle est partie, prend un magnifique élan et enlève un pouce de neige. La lutte dure quelque temps ; enfin le train passe à travers l’obstacle qui fond sous les roues. Les voyageurs tirent leur montre et se disent que voilà une heure de perdue ; le plus impatient va trouver le conducteur et lui demande s’il croit, qu’en se pressant, la locomotive pourra regagner cette heure perdue. Le conducteur sourit d’un air sceptique et s’éloigne.

De temps à autre, le même incident se renouvelle. On arrive à minuit à la station où l’on devait arriver à neuf heures. Les voyageurs se couchent de désespoir : ils s’étendent deux à deux dans les tiroirs qui servent de lits. Ainsi cordés les uns par dessus les autres, ils semblent prêts à cuire ; aussi chauffe-t-on les poêles jusqu’à ce que tout le monde bout. Alors on laisse tomber le feu, de peur que les voyageurs qui sont le plus près des fourneaux ne soient trop rôtis.

Soudain, le train éprouve un choc violent : la plupart des voyageurs sortent des tiroirs et se réveillent sur le carreau. La locomotive vient de rencontrer un obstacle plus formidable que les autres et, en voulant le renverser, elle s’est enneigée. Il faut aller donner l’alarme à la prochaine station, à cinq ou six milles de là, et attendre la locomotive mandée en toute hâte de Québec, Richmond ou Montréal. Le voyageur qui espérait, après le premier retard, que l’on regagnerait le temps perdu, suit le conducteur pour savoir s’il y a espoir d’arriver à destination au moins le surlendemain matin ; le conducteur lui répond flegmatiquement qu’il ne peut rien promettre ; que cela dépend du temps, des locomotives, de l’état du chemin ; qu’il est probable cependant que le retard ne dépassera pas trois jours ; que, dans tous les cas, les bagages sont en sûreté.

On campe dans les chars ; la locomotive sans mouvement se refroidit, le bois manque, la faim arrive ; bref, personne n’a envie de rire. Les uns crient contre le gouvernement qui laisse tomber la neige, les autres contre le Grand-Tronc qui