Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/84

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mais aussitôt qu’elle s’était déclarée, je me rangeais du côté des vaincus et je chassais les vainqueurs. Dès lors, j’avais un penchant à prendre le parti des faibles. Ce fut là la seule passion de mon jeune âge.

Bien des années après, un de mes amis qui venait de prendre femme, m’entraîna, un jour, au marché. C’était un véritable amateur ; il aimait la vue des belles viandes, le spectacle des légumes florissants ; il vous lâchait le bras pour un dindon qu’il avait aperçu à quinze pas plus loin ; il goûtait de tous les fruits et faisait causer les habitants sur le passé des betteraves et sur l’avenir des choux. J’entrai d’abord dans ses idées et je me surpris palpant un pigeon pour voir s’il était tendre. Cependant, mon camarade me trouvait tiède et me dit tout net que je n’aimais que les produits factices et les bêtes féroces.


Samedi dernier, il y avait une foule compacte au marché de la Haute-Ville. Les revendeuses n’avaient que l’embarras des acheteurs. Ménagères affairées ; braves gens économes, marchandant sur tout ; gourmets exigeants, rejetant ce qu’on leur offre, discréditant les produits, scrutant jusqu’au fond des voitures pour y trouver les merveilles qu’ils cherchent ; pères de famille, traînant après eux deux ou trois porteurs et remplissant panier sur panier ; vieux garçons, furetant pour découvrir la succulente côtelette qui doit composer leur déjeuner, se rencontraient, se disputaient le terrain, encombraient la halle, les trottoirs. La plupart de ces gens-là avaient l’air heureux et paraissaient sourire d’avance aux bons dîners qu’ils se préparaient. Quelques-uns cependant semblaient préoccupés jusqu’à ce qu’ils eussent mis la main sur ce qu’il leur fallait ; on lisait sur leurs fronts ce doute poignant : « Si j’allais faire un mauvais marché ! »