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corrections un peu dures de mon enfance, et la certitude qu’il allait bientôt revenir de Lyon, où le retenaient depuis plus de deux ans de vastes entreprises, me remplissait de terreurs secrètes indicibles. Que dirait-il, que ferait-il, quand il apprendrait ma conduite ? En quittant Lodève, il m’avait placé au collége, confiant dans mes promesses de sagesse et de travail. Comment les avais-je tenues, ces promesses ? Mon père était violent, emporté, terrible ; il pourrait bien me tuer peut-être ! Cette pensée me faisait courir le froid par tout le corps. Alors j’accusais ma mère : pourquoi, au lieu de les réprimer, avait-elle cédé à tous mes caprices ? pourquoi, quand il m’était arrivé de manquer au collége, ne m’y avait-elle pas reconduit à coups de houssine ? pourquoi s’était-elle montrée constamment trop faible, trop aimante ?…

« Bourré de ces réflexions inquiétantes, le lendemain matin, je pris résolûment mes livres de classe sous le bras, Adrien en fit autant, et tous deux nous nous acheminâmes vers le collége. En me voyant entrer dans la cour doublé de mon robuste Octonnais, ceux de mes condisciples qui me détestaient le plus, informés sans doute de ma victoire de la veille, vinrent tourner autour de moi, et m’invitèrent à une partie de barres déjà ouverte. Les enfants sont comme les hommes, lâches et plats : ils adorent la force. Je fus bon prince, et ne me laissai point trop prier. Je me mis aux barres sans gêne ; puis, grâce à l’intervention de Sauvageol, après quelques tours, ma réconciliation avec mes camarades fut pleinement et entièrement opérée.

« Quinze jours se passèrent sans événement fâcheux ; pas la moindre bataille, pas la moindre envie de vagabondage. Lesté par l’idée obsédante de l’approche de mon père et par le sentiment de ma force, — Sauvageol me prêtait ses bras et au besoin revoyait ma copie, — pour la première fois de ma vie je m’étais mis sérieusement au travail. Moi, dont on avait raillé la débilité physique, déclaré les devoirs illisibles, ineptes, absurdes, j’avais eu mon Austerlitz sur le chemin de Soubès, et je commençais, sans les trop faire crier, à marier le nom avec l’adjectif, le verbe avec son régime. Quelle superbe vengeance je tirais de mon humiliation ! Un professeur obligeant, surpris de ces progrès inespérés, en dit un mot à ma mère. La pauvre femme en pleura de joie, et, après m’avoir embrassé dix fois au retour du collége, elle embrassa aussi Sauvageol, le remerciant de la salutaire influence qu’il avait su prendre sur moi, le suppliant de me continuer ses bons conseils. Malheureusement, Adrien n’était pas sans