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embrassé deux fois dans ma vie. Il vint à moi, me prit affectueusement les mains, et, m’attirant dans l’embrasure de la fenêtre :

« — Eh bien, Julien, me dit-il, que signifie cet air morne et découragé ? Est-ce que tu es malade ?

« — Non, mon oncle.

« — Est-ce la peur de ne pas avoir de prix qui te donne cette figure piteuse ?

« — Peut-être bien, mon oncle.

« — Mais, cher enfant, il ne faut pas te désoler pour si peu ; voyons, prends une autre mine, tu fais de la peine à ta mère. »

« Il m’embrassa.

« De grosses larmes rondes et brillantes jaillirent de mes yeux, et ma mère entra dans sa chambre, sans doute pour qu’on ne la vît pas pleurer. Mais mon cœur, entr’ouvert par une caresse, devait se refermer presque aussitôt. Tout à coup, un grand bruit se fit dans la rue : une voiture s’arrêtait à notre porte. Un homme, que mes yeux troublés m’empêchèrent de reconnaître, sauta sur le trottoir, puis un pas pesant et dur résonna dans l’escalier. Je fus saisi d’un tremblement involontaire de tous mes membres. La porte s’ouvrît : c’était mon père !

« Mon père embrassa ma mère du bout des lèvres, serra la main à son frère, murmura un bonjour et, sans me regarder, s’assit. Sa physionomie crispée trahissait une extraordinaire irritation. J’aurais dû peut-être lui sauter au cou dès son entrée et conjurer par des caresses sa colère prête à déborder : une terreur invincible m’avait tenu cloué contre la fenêtre. J’étais resté là immobile, respirant à peine, pétrifié.

« Tout le monde se taisait, dans l’attente de quelque épouvantable éclat.

« — Vous faites fort bien, monsieur, dit enfin mon père se tournant vers moi, de vous tenir à distance, car vous eussiez peut-être reçu la correction que vous méritez. Mais ce qui est différé n’est point perdu, et vous aurez de mes nouvelles, je vous le promets. Le Principal m’a écrit, monsieur ; je sais comment vous avez travaillé depuis deux ans, et je viens tout exprès de Lyon pour régler mes comptes avec vous. Ah ! vous ne voulez rien faire ! Ah ! vous préférez l’Escandorgue, Gourgas, la Soulondre, aux salles d’étude du collége ! Eh bien, soyez tranquille, vous n’y reviendrez plus au collége, et, puisque vous êtes amoureux du grand air,