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Page:Fabre - Souvenirs entomologiques, cinquième série, 1897 (IA souvenirsentomol05fabr).pdf/232

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attendre nouvelle lampée, acquise de la même manière dès que l’occasion s’en présentera.

On le voit : la réalité intervertit à fond les rôles imaginés par la fable. Le quémandeur sans délicatesse, ne reculant pas devant le rapt, c’est la Fourmi ; l’artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre, c’est la Cigale. Encore un détail, et l’inversion des rôles s’accusera davantage. Après cinq à six semaines de liesse, long espace de temps, la chanteuse tombe du haut de l’arbre, épuisée par la vie. Le soleil dessèche, les pieds des passants écrasent le cadavre. Forban toujours en quête de butin, la Fourmi le rencontre. Elle dépèce la riche pièce, la dissèque, la cisaille, la réduit en miettes, qui vont grossir son amas de provisions. Il n’est pas rare de voir la Cigale agonisante, dont l’aile frémit encore la poussière, tiraillée, écartelée par une escouade d’équarrisseurs. Elle en est toute noire. Après ce trait de cannibalisme, la preuve est faite des vraies relations entre les deux insectes.

L’antiquité classique avait la Cigale en haute estime. Le Béranger hellène, Anacréon, lui consacre une ode où la louange est singulièrement exagérée. « Tu es presque semblable aux dieux, » dit-il. Les raisons qu’il donne de cette apothéose ne sont pas des meilleures. Elles consistent en ces trois privilèges : γηγενής, ἀπαθής, ἀναιμόσαρχε, née de la terre, insensible à la douleur, chair dépourvue de sang. N’allons pas reprocher au poète ces erreurs, alors de croyance générale et perpétuées bien longtemps après, jusqu’à ce que se soit ouvert l’œil scrutateur de l’observation. D’ailleurs, en de petits vers où la mesure et l’harmonie font le principal mérite, on n'y regarde pas de si près.