Page:Faguet - En lisant Nietzsche, 1904.djvu/337

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qu’il ne s’en souvînt, auquel cas nous revenons au commun cas, et l’homme en question ne se considère point comme isolé, mais comme séparé pour un temps de l’association qui l’oblige.)

Donc, de l’ubiquité de la morale il ne faut pas conclure à son universalité. Il y en a une partout, mais elle n’est pas partout ; elle n’est pas du tout la même pour tous les hommes. Tout homme se sent obligé, et il n’y a nullement une obligation morale qui soit la loi de l’humanité.

— Donc, en imaginant ses deux morales, Nietzsche est fondé ?

— Oui ; mais il ne laisse pas d’avoir tort. Il n’y a pas deux morales, il y en a un nombre indéterminé. Une morale pour l’élite, une autre pour la foule : c’est cela qui est tout à fait arbitraire, capricieux, téméraire et aussi peu scientifique que possible. Où s’arrête la foule, où commence l’élite ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer. Quel est celui d’entre vous qui pourra dire : « La morale des nobles est faite pour moi et non pour l’autre » ? Je n’ai pas besoin de faire remarquer que la morale des grands comportant ou excusant certains vices ou certaines violences, ce seront toujours les plus abjects des « esclaves » qui se déclareront élus pour la morale des « maîtres », et le mot d’un humoriste de mes amis sera juste : « Nietzsche, c’est