Page:Faguet - En lisant Nietzsche, 1904.djvu/348

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pitoyable et ignoble. L’artiste, le savant, l’homme d’État ne sont pas les serviteurs de la morale, ils sont les serviteurs du beau, du vrai, du bien public, et si cela va encore à la morale, c’est en dehors d’eux, en dehors de leur volonté et de leur dessein.

Mais la morale ne l’entend point ainsi. Elle veut dans tous les hommes des serviteurs ad nutum et prétend à tous les actes humains donner une valeur proportionnée à la place qu’elle y a ; en d’autres termes elle prétend être la seule valeur. C’est son erreur et c’est cette erreur que Nietzsche lui reproche avec fureur, mais avec raison.

Et, comme je l’ai dit, à empiéter ainsi, la morale finit par se faire du tort, parce qu’on finit par se retourner contre elle. C’est ce qui arrive à Nietzsche qui, impatienté, finit par dire : « Nous ne voulons plus de ce tyran » ; et c’est la morale elle-même qu’il veut supprimer, et tout entière. Et si, comme talent, il n’existe qu’un Nietzsche, il y a beaucoup de sous-Nietzsche qui n’admettant pas un tel despotisme universel de la morale, la récusent elle-même et l’éliminent intégralement. Il y a toujours, à vouloir tout être, le danger qu’on vous conteste et qu’on vous refuse le droit d’être quelque chose.

C’est que la morale, et ce n’est pas cela que nous lui reprochons, devient chez les civilisés une