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Les savans éditeurs de ce cabinet de pierres gravées n’ont pas manqué, à propos de la cornaline d’Eurydice, de rappeler laborieusement les traits les plus connus de la vie publique du législateur de la Thrace. Mais, par une logique qui n’est qu’à celui d’entre eux qui a pris la plume, après avoir fait l’énumération de tous les traits qui pouvaient constater l’existence personnelle de cet homme si justement célèbre, ils en concluent froidement que c’est un être fabuleux, parce que sa vie n’est explicable à la raison que par les images fantastiques de l’allégorie.

Un critique bien plus dangereux serait l’illustre Freret, s’il avait eu à lui une opinion bien prononcée. Mais on voit qu’entraîné en sens contraire par les ennemis d’Orphée et par ses admirateurs, il n’ose résoudre le problème sur son existence. Terminons cet article en jetant un coup d’œil rapide sur les doutes raisonnés de ce grand dialecticien, qui ont, à mes yeux, plus de poids que les assertions des hommes qui travestissent l’histoire en allégories.

« Il est du moins très-douteux, dit Freret, qu’il y ait jamais eu un Orphée,... et s’il a existé, c’est au temps des Argonautes qu’il faut le placer, vers l’an 90 avant la prise de Troye, et 63 ans après l’apothéose de Bacchus, suivant Apollodore[1]. »

Les deux parties de cette phrase semblent impliquer contradiction entre elles ; car s’il est très-douteux qu’il y ait eu un Orphée, je ne vois pas pourquoi on cherche à faire coïncider son avènement avec l’apothéose de Bacchus, personnage pour le moins aussi merveilleux que le législateur de la Thrace. Il n’est pas dans l’ordre naturel d’inscrire sur des tables de chronologie l’être dont on révoque en doute l’existence.

Ce que ce grand critique ajoute semble, au premier coup d’œil, plus spécieux : « Il n’est fait mention d’Orphée, dit-il, ni dans Homère, ni dans Hésiode ; et c’est Philammon, et non l’époux d’Eurydice, qui est le chantre des héros grecs dans les Argonautes de Phérécyde. »

Mais ici Freret, et j’en demande pardon à sa mémoire, semble se tromper à la fois sur les faits et sur les raisonnemens.

Les écrivains cités ici par ce grand critique ont bien plus fait que de nommer Orphée ; ils se sont imprégnés pour ainsi dire de sa doctrine et s’en sont fait honneur dans leurs ouvrages. C’est un fait attesté par les anciens et qui n’aurait pas dû échapper à l’érudition profonde d’une des meilleures têtes de nos académies.

L’oubli du nom d’Orphée dans la liste des Argonautes de Phérécyde n’est constaté que par un faible scoliaste[2] et ne prouve rien quand le nom est rétabli dans toutes les autres listes qui nous restent de l’antiquité[3]. D’ailleurs nous savons par Suidas que ce Phérécyde recueillit le premier les œuvres d’Orphée[4], et tout porte à croire qu’il ne fut jamais que l’éditeur et non l’auteur du poëme des Argonautes.

Il suffit de lire sans préjugé la théogonie d’Hésiode et de la comparer avec les fragmens qui nous restent de celle d’Orphée, pour voir que cette dernière est l’ouvrage original, tandis que l’autre ne semble qu’une copie défigurée. D’ailleurs un des meilleurs critiques de la Grande-Bretagne, Thomas Gale, le dit formellement dans ses notes sur Apollodore. A l’en croire, Hésiode a moins imité que corrompu la théogonie primitive de son modèle[5]. Cet ouvrage, qui dans le temps fit du bruit dans la république littéraire, est de 1675. Freret, accoutumé à mettre à contribution les écrivains célèbres de tous les âges pour donner du poids à sa chronologie anti-newtonienne, a dû le connaître, et il devait ou le prendre pour guide ou le réfuter.

Quant à Homère, l’erreur de Freret est plus étrange encore. Nous avons plus d’un garant que le créateur de l’Iliade mettait souvent en vers sublimes la théorie religieuse d’Orphée. Homère, dit Clément d’Alexandrie dans ses Stromates, a pris diverses choses au poëte de la Thrace et les a insérées dans ses ouvrages[6]. Athénagore, dans son Ambassade chrétienne, assure qu’Orphée donna le premier un nom aux cieux, qu’il créa leur généalogie et qu’Homère le copia quelquefois[7]. Il est difficile d’expliquer le parti pris par un aussi grand critique, de taire les autorités qui contrariaient ses opinions, tandis qu’il faisait valoir d’une manière aussi tranchante celles qui en étaient l’appui ; à moins qu’on ne dise que, depuis que la lettre de Thrasybule avait échappé à son pyrrhonisme[8], son dédain pour les pères de l’église était tel qu’il les regardait ainsi qu’Orphée comme des êtres non existans ; mais n’appuyons pas sur ces petites taches d’un écrivain célèbre qui nous a laissé tant et de si beaux titres pour honorer sa mémoire.

Je termine ce que je crois pouvoir appeler ma démonstration historique de l’existence d’Orphée par un trait de Pausanias qui vaut un monument ; c’est qu’il y avait une famille grecque du nom de Lyco-

  1. Recherches sur le culte de Bacchus parmi les Grecs dans les Mémoires de l’Académie des Belles-lettres, t. XXIII, p. 248 et 251.
  2. Scholiast. Apollon, lib. Ier.
  3. Voyez, en particulier, celle d’Apollodore, Notæ Thom. Gale in Apollodor, p. 26, et Apollonii Rhodii Argonauticon, belle édition en 2 vol. in-4o, grecque et latine, edente Joan. Shaw, Oxonii, et typographeo Clarendoniano, 1777, t. Ier, lib. Ier, p.226.
  4. Suidæ Lexicon græco-latinum, edente Kustero, Cantabrigiæ, 1705, in-fol. 3 vol. (Voyez tome III au mot Serapion.)
  5. Apollodori Atheniensis Bibliotheces, dans l’Historiæ poeticæ scriptores antiqui, édition grecque et latine, de 1675.
  6. Clem. Alexandr. Stromat. lib. 3, p. 618.
  7. Legat. pro christian.
  8. J’indique ici l’opinion très-répandue à cet égard, sans la garantir comme sans la réfuter.