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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/117

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que mon père passait pour avoir des sous. Enfin, je sortais du lycée de Dijon, considéré par eux comme une pépinière de fruits secs. Ils n’avaient pas à me ménager.

— Mais vous ne savez rien, mon garçon ! me dit le conducteur, dès le premier soir. On ne vous a donc même pas appris à coter un profil ?

Il voulut bien me fournir quelques indications sommaires. dont je m’efforçai de retenir le sens général. Le malheur, c’est que j’avais oublié le peu de géométrie qu’on m’avait enseigné, ce qui m’amenait à tirer des traits hors de toute logique. Les autres en riaient sous cape, sauf un certain Poirier, grand fumeur de pipes, qui, tout en enfournant son tabac, louchait vers mon travail et m’en signalait les grossières hérésies. Ce qu’ainsi j’exécutai au cours de ma première huitaine était d’une si flagrante insuffisance que le conducteur, hochant la tête, déclara qu’il en référerait à M. Toussaint. L’ironie de ces messieurs s’accentua lorsqu’une brève enquête leur eut appris que je n’étais pas bachelier, alors qu’avec une stupide impudence je m’attribuais ce laurier universitaire. Ils me tinrent pour un cancre doublé d’un imposteur.

Je ne réagissais pas, honteux, d’une si évidente infériorité. Mais je sus bientôt que l’ingénieur en chef prenait très mal le rapport de l’homme à barbe de chèvre, critique directe du choix par lui fait en ma personne. Sur son ordre on ne me confia plus que des épures très faciles, d’élémentaires travaux d’écriture. Cela me ramena littéralement à la vie et j’eus assez de liberté d’esprit pour, enfin, regarder autour de moi.

Je m’attachai d’abord à fixer l’amitié de Poirier, qui puait la pipe et la bouteille, et à trente-cinq ans en paraissait cinquante. Quelques petits verres y suffirent. Il ne me quitta plus. Un jour qu’il m’avait conduit dans un cabaret près de la porte d’Ouche, une jeune fille laide, pâle et maigrichonne, chaussée de sabots et vêtue comme une ouvrière pauvre, vint s’asseoir à notre table. « Tu tombes bien, lui dit-il. Tu vas faire la connaissance d’un de mes collègues du bureau, M. Fargèze, qui est autrement plus gentil que moi. » Il me la présenta : « Elle s’appelle Sophie