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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/150

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retrouverait en son galetas quand la dernière crêpe aurait été arrosée par le dernier verre de punch.

La préparation des déguisements primait tout autre souci, car c’était à qui présenterait le plus inattendu. Jamais je n’aurais cru qu’on pût voir si grand nombre de masques, sur le coup de dix heures du soir, entre le quartier Lorette et le faubourg Saint-Denis. Que de pierrots, d’arlequins, de pseudo-kabyles, de hussards fantaisistes, de sapeurs comiquement accoutrés, se démenant parmi de trémoussantes filles, muées en bergères, en bayadères, en débardeuses d’opérette, chemise large ouverte, ample culotte, longue ceinture à franges, chapeau de postillon ou bonnet de police gaillardement posé sur l’oreille, tandis que gigotaient les désopilants chicards, affublés d’hétéroclites friperies, d’ornements burlesques, de toute la batterie de cuisine qui leur pouvait tomber sous la main !

Me voyez-vous, isolé que j’étais, lancé dans cette furieuse bagarre ? Je voulais cependant n’en rien perdre, et je me promettais de m’y amuser de la manière que je jugeais la meilleure, c’est-à-dire en faisant l’amour. Il ne tenait qu’à moi de me joindre à la bande amicale des commis d’octroi qui menaient de bout en bout le Carnaval, tous frais payés par une cagnotte, mais je préférais courir ma chance, d’autant plus que les bals dont j’étais devenu l’habitué m’accordaient l’entrée gratuite, sous la seule condition que je fusse travesti ou tout au moins masqué.

Je louai à Perrin, portier du bal de la Reine Blanche, un costume de pierrot pas trop défraîchi — coût, quinze francs pour la durée du Carnaval — et je le complétai par un masque cocassement blême. Après quoi je m’abandonnai à la danse, aux lutineries anonymes des masques, mes nuits se passant en la compagnie de fous et de folles qui fraternisaient entre eux. Partout c’était la cohue, et dès minuit la soûlerie de punch rendait irrespirable l’atmosphère des salles. Mais si l’on buvait et pelotait sans retenue, si la frénésie de rut allait jusqu’à l’accouplement immédiat dans les corridors et les chiottes, je ne trouvai rien pour moi au milieu de tant de femelles qui semblaient