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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/154

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grenadière compagne n’était pas moins attirante, mais elle affectait une moue un peu hautaine. Alors, les ayant ramenées vers les tables à punch, nous relevâmes nos masques, cette licence étant générale à pareille heure. Les gentils visages qui se révélèrent à ma vue ! Mais il me parut que le mien surprenait agréablement ces demoiselles. Elles n’imaginaient pas qu’un jeune homme pût se dégager de cet imposant accoutrement de tambour-major. Elles en rirent, en me l’avouant, et j’observai que la hautaine grenadière se rapprochait de moi. Mais je n’avais d’yeux que pour ma petite vivandière.

Elles allaient quitter le bal. On se bousculait aux deux sorties. Je pris leurs manteaux au vestiaire, que tenait le portier. Je méditais sur les moyens de poursuivre cette ébauche d’intrigue, quand un violent remous de joyeux masques se lutinant sépara les deux amies, ma vivandière me restant, que perfidement je dirigeai vers l’issue la plus éloignée. Un moment elle attendit sous le porche, où l’éclairage se bornait à trois globes de gaz, piquant de points roux la nuit à travers une pluie fine. Elle se résigna bientôt à s’en aller seule. Elle prendrait un fiacre. Astucieux, je m’offris à l’accompagner jusqu’à la barrière de Clichy, où elle aurait plus de chance d’en trouver un. Elle accepta. Mais, la pluie redoublant, les voitures passant à vide étaient rares. Ne serait-il pas sage d’attendre un instant dans quelque café ? Elle fut de cet avis. J’en savais un, discret à souhait, chez Guillon, au coin de la rue de Clichy. Mme Guillon y somnolait. Dans le désert d’un salon en retrait, qu’éclairait en veilleuse une grosse lampe à huile, elle nous servit de l’orangeade à la groseille. Il avait un faux air de cabinet particulier, ce salon, qu’ornaient deux divans de velours rouge. Ma vivandière eut un recul d’inquiétude quand elle se vit là seule avec moi.

— Il est tard. Il faut que je rentre…

Je la chauffais de mes regards. Je lui dis que j’étais fou d’elle. Comme j’allais l’embrasser, elle mit une main sur sa bouche, et j’embrassai la main, avec une telle ardeur qu’elle en fut remuée et me livra la bouche. J’étais tout près de chez moi et je lui proposai de l’y emmener. Elle se