Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150

Que m’apporterait la Mi-Carême, après cela ? Je décidai d’en consacrer toute la nuit au seul bal de la Reine Blanche, où j’avais le mieux mes habitudes. Je venais de rendre au portier Perrin, qui louait des costumes, le service de lui calligraphier deux écriteaux : « Ici on loue tous travestis et accessoires. » Il m’en remercia en me prêtant un brillant harnachement de tambour-major, qui m’allait comme un gant. Ce prestigieux déguisement me valut un vrai succès dans les quadrilles, où je fus le point de mire des femmes. Je lançais en l’air la canne et la rattrapais avec une surprenante adresse. J’avais des moustaches et une barbiche fantastiques. Bien malin qui m’eût reconnu.

Je fus d’un quadrille avec un lascar qui me dépassait de la tête. Il était en gendarme de caricature, d’une impayable cocasserie, et il remuait la ferblanterie d’un énorme sabre qui lui battait la cuisse et dans lequel s’empêtraient les danseuses, qui, rigolant, s’étalaient pattes en l’air, exhibant le plus possible de leurs dessous. Nos partenaires, l’une en vivandière, l’autre en grenadier du Premier Empire, étaient faites à ravir. La vivandière, petite et frétillante, et que je devinais jolie sous son masque, me plut sur-le-champ. Venues ensemble au bal, elles ne se quittaient pas, riaient follement de tout. Je leur offris du punch, qu’elles goûtèrent du bout des lèvres. Elles devaient être étrangères à ce milieu d’employés et de petits-bourgeois, noceurs à la bourse plate. La fraîcheur de leurs costumes, l’élégance de leurs manières les signalaient aux danseurs, qui les assaillaient d’invitations.

Je les perdis de vue dans la foule comme je dansais avec d’autres, mais vers deux heures du matin je les revis devant moi, toujours aussi pleines d’entrain. J’engageai pour une valse la petite vivandière, tout heureuse de tournoyer dans la cohue excentrique. Quelle était séduisante en ce costume tricolore, avec le petit chapeau plat crânement en arrière ! Le tonnelet qui complétait son travesti ne pesait pas lourd, mais il ajoutait à l’allure décidée de cette mignonne sirène de Carnaval, passionnée de danse, qui ne s’offusquait pas des grivoiseries, mais pirouettait dès que lui arrivait, brutale, quelque insultante proposition. Sa