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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/156

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faisait très froid. Vingt paroles qui furent pour convenir que nous nous reverrions le surlendemain au plus tard. Elle m’écrirait, viendrait chez moi. Son nom, elle persistait à ne pas me le dire, mais elle me donna ce prénom : Régine. Elle habitait, m’affirma-t-elle, vers cette pointe de la Chaussée-d’Antin qui touchait au boulevard des Italiens, près de la rue Basse-du-Rempart. Elle quitta mon bras à vingt numéros de là, et, après un bref adieu buccal, m’ayant fait promettre de ne pas la suivre, elle prit sa course et s’effaça dans la nuit.

Je l’attendis trois jours. J’en rêvais. Je me voyais parcourant à loisir ce chemin de chair où je ne m’étais engagé qu’à tâtons. Deux semaines durant, matins, midis et soirs, j’arpentai les trottoirs de la Chaussée-d’Antin, tel un shire du commerce guettant un dettier pour le coffrer à Clichy. J’inspectais les maisons, portes, escaliers, fenêtres. Une fois, je m’attachai aux pas d’une demoiselle qui avait la tournure de ma vivandière. Mais allez donc retrouver sous une armature de crin, sous une capeline à peu près close, une jolie fille dont vous ne connaissez que le déguisement de Carnaval ! Ce n’était pas elle, d’ailleurs, et je le vis bien au regard courroucé qu’elle me jeta. Mais, après ces deux semaines, rien n’était venu m’éclairer sur la personnalité, probablement bourgeoise, de ma gente pucelette. Régine ? Était-ce vraiment là son prénom ? M’avait-elle menti ? En tout cas, elle m’avait dit vrai touchant son état de neuf.

Je me lassai de mes recherches. Après tout, tant pis ! Mais il m’arriva plus d’une fois, évoquant la petite vivandière, de rageusement m’assouvir en la médiocre Ludivine…

Passons. Avril venait et je ne songeais pas sans quelque honte que depuis près de dix mois je m’encroûtais dans ce rôle humiliant de gabelou surnuméraire, qui m’avait chaperonné si à point. J’en avais assez, et une idée diabolique me vint, celle d’envoyer promener l’octroi tout en gardant la mensualité de quatre-vingt-dix francs que me faisaient mes parents, patients au-delà de toute mesure. Je racontai à Maillefeu et à Buizard qu’un emploi plus sortable m’était offert, sans préciser lequel, et le mardi de Pâques, 5 avril, ayant fait mes adieux à Poulard et à Batiot,