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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/198

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était follement joyeuse. Sur la chaussée, les danseurs se heurtaient aux tables des mastroquets. Les premiers lampions s’allumaient dans une pénombre bleutée. J’avais fait un repas bien arrosé qui me disposait aux galantes entreprises. Dormir à deux m’eût été doux. Il n’était que huit heures. Avant de me rendre à la Closerie, n’irais-je pas me dégourdir un moment avec Anaïs ?

Rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel (le boulevard Saint-Michel venait d’être percé, et l’éventration des vieilles rues offrait un aspect pathétique), un cortège d’étudiants et de grisettes culbutait tout sur son passage. Il arrivait près de moi quand un fiacre assez téméraire pour circuler dans ce tumulte de fête s’arrêta là. Ne me trompais-je pas ? Je croyais voir s’y profiler le beau visage de Mme Quincette. Ce fut Mme Quincette, en effet, qui en descendit. Elle n’avait pas mis pied à terre que vingt mains la saisissaient, l’enveloppant dans une ronde qui se fit autour d’elle. Je me précipitai. Non que je craignisse pour elle un mauvais parti : une belle fille, à Paris, peut bannir toute crainte. Mais je vis son effroi, justifié par les cris sauvages de la cohorte avinée. Ma soudaine intervention fut fort mal prise. Il me fallut assez rudement secouer quelques énergumènes du coup de gueule pour briser le cercle épileptique. Je finis par dégager l’amie de M. d’Horchiac, et je l’emportai. Je l’emportai littéralement, la soulevant des deux mains à la taille pour la déposer un peu plus loin. Elle ne me reconnut qu’à cet instant précis, étourdie, à demi défaillante. Je lui offris mon bras. Nous n’étions qu’à vingt pas de la rue Saint-Jacques, où, certainement, elle allait comme moi. Je la fis passer par l’escalier de mon étage. Je sentais battre son cœur, très fort.

— Je n’en puis plus, fit-elle quand nous fûmes sur le palier.

J’ouvris ma porte et la priai d’entrer. Elle s’inquiéta de l’heure. « M. d’Horchiac ne sera là qu’à neuf heures. Je suis en avance. Je puis donc me reposer un instant chez vous. » Deux bougies illuminèrent ma chambre. Elle s’assit dans mon unique fauteuil, se remit vite de son alarme, parla de la fête, me dit sa peur des foules. J’avais