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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/209

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camaraderie, leur gymnastique professionnelle. Je les payais d’un passable dîner, et j’y ajoutais quelquefois le double écu. L’argent ne roulait pas, dans notre milieu, et le louis d’or faisait de son possesseur un prince des Mille et une Nuits.

— On t’a vu avec des femmes, hier soir, me dit-elle un jour.

— À quelle heure et où cela ?

— Rue de Vaugirard, à onze heures.

— Qui te l’a raconté ?

— Mon petit doigt, qui sait bien des choses.

Il y avait là une troublante exactitude d’heure et de lieu. Mes amis et moi, en effet, nous étions sortis du café Belge avec des femmes. Je me souvins qu’alors j’avais vu se glisser dans l’ombre une forme féminine. « Tiens ! m’étais-je dit. Elle a la tournure d’Hortense. » Mais cette forme s’enveloppait d’un manteau gris très ordinaire. Hortense irait-elle jusqu’à m’épier, le soir, jusqu’à se travestir pour me surprendre ? Cette fois, je me fâchai.

— Je t’engage à prévenir ton petit doigt que je ne suis pas homme à supporter les espionnages. S’il me plaît de me promener, de jour ou de nuit, en compagnie de femmes, ce n’est ni ce petit doigt ni un autre, qui auront le pouvoir de m’en empêcher.

Je m’attendais à un éclat. Il n’y eut rien. Ou plutôt il n’y eut, de sa part, qu’un élan de soumission amoureuse, auquel je m’appliquai tout particulièrement à répondre. Jamais je ne l’eus plus amicale. Ma ferme protestation l’avait disciplinée.

Mais j’allais d’une inquiétude à l’autre. Deux mois de suite Jeanine avait vainement attendu ses menstrues. J’en fis part à un potard. Il me remit un médicament abortif qui n’eut pour effet que de la rendre fort malade. Le troisième mois n’ayant rien amené, je vis s’affoler Jeanine, qui, allant de l’infusion de rue à l’eau-de-vie allemande, détraquait sa santé sans déterminer l’hémorragie libératrice. Enfin, un carabin me donna l’adresse d’une sage-femme à laquelle on pouvait se fier, qui garantissait l’expulsion du