Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
224

autre nouvelle me fut donnée : le capitaine Quincette venait d’acquérir un petit hôtel tout neuf, au milieu d’un jardin, dans le nouveau quartier Beaujon, où l’on construisait beaucoup. J’en restai là, n’osant aller plus loin dans la voie d’une si délicate enquête.

Je repris ma nonchalante vie de brasserie, que d’obligeantes demoiselles ne cessaient d’animer, prostituées connues ou anonymes. Régulièrement je passais chez l’éditeur Marchant. Anaïs n’y venait plus depuis environ deux ans, entretenue par un gros constructeur de chemins de fer. Mais j’y voyais une intéressante brune de vingt-cinq à trente ans, Mme Isabelle Abrial, aussi sage que belle, veuve et vivant avec sa mère. Un vieux commis de Marchant, Thourin, la courtisait sans qu’elle se souciât de lui, et je l’entrepris sans beaucoup plus réussir, un sourire narquois répondant à mes pressants hommages. Elle n’en avait pas moins avec moi une liberté relative, et lorsque nous sortions ensemble de chez Marchant je l’accompagnais jusqu’à l’omnibus des boulevards.

Mais le bonhomme Thourin, ventripotent ridicule, considéra d’un fort mauvais œil cette camaraderie pourtant innocente. Chaque fois que je me préparais à sortir, il imaginait un prétexte pour retenir Mme Abrial qui, malicieuse, me priait alors de l’attendre un instant. De quels regards furibonds il nous suivait, lorsque nous nous en allions côte à côte ! Sa jalousie meurtrie s’exaspéra. Il se vengea en cessant de nous confier des copies, à moi d’abord, à elle ensuite. « Je n’ai rien ! » grognait-il, bien que sa table croulât sous le poids des manuscrits. Je me récriais, mais il ne bronchait pas. Je m’en plaignis à Marchant, qui longtemps m’avait témoigné de la sympathie. Je le trouvai tout occupé d’un magasin qu’il venait d’ouvrir rue de Rivoli, et il ne m’écouta que d’une oreille. Le jaloux continua. Je dus me résoudre, et j’en eus quelque amertume, à rompre avec une maison où l’on tenait si peu compte de mes sept années de collaboration.

Mme Abrial ne savait trop quel parti prendre. Elle se fût peut-être humiliée pour rentrer en grâce auprès de Thourin, mais je lui promis de m’occuper d’elle, je lui témoignai