Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/235

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
232

tandis qu’elle se rendait d’un bureau à l’autre. Que pensait-elle de moi, après mon outrageant baiser ? Éva Cadine ! Mon sommeil était traversé de cris que je jetais en rêvant d’elle. Je la voyais ; je la touchais ; je la violais toute. D’abord je demeurais en extase devant l’abîme velouté de ses yeux. Puis je mangeais ses lèvres, dont j’avais gardé le goût de sucre et de sang. Je la déshabillais, et c’était du délire. Je m’égarais en son architecture virginale. Ses seins, ses seins, je les sentais palpiter. Elle m’ouvrait son sexe. Je m’enivrais d’une essence marine. Je foulais profondément cette chair que me livrait mon trop généreux songe. Alors un sursaut me réveillait, rejetant dans le néant le fantôme d’une volupté qu’il ne me serait jamais donné de connaître. Je sautais du lit ; je bondissais dans un fiacre qui me conduisait à Neuilly sous ses fenêtres. Je faisais et refaisais le tour des bureaux du Comité, sans me soucier de la fuite des heures, dans l’oubli de tout ce qui n’était pas elle, moi qui, jusque-là, trop heureux mortel, avais ignoré les cruels tourments de l’amour.

Quinze jours passèrent. L’Exposition universelle se préparait à ouvrir ses portes. Le Champ-de-Mars fourmillait d’exposants, d’ouvriers et d’artistes achevant fébrilement la toilette des galeries et des pavillons. La section italienne seule n’était pas prête. Le soleil d’avril papillotait sur une profusion de couleurs qui ajoutaient à l’alacrité de cette foule disparate, où se mêlaient tous les peuples. Je me promenais dans cette féerie qui allait être l’émerveillement du monde, quand, à quelques pas, surgit Éva Cadine, plus lumineuse que la lumière. Éva ! Elle m’aperçut et je frémis. Elle paraissait grisée, elle aussi, par l’étonnant spectacle. Feindrait-elle de ne pas m’avoir vu ? Ô surprise ! Elle s’arrêta, me sourit, me donna gracieusement le bonjour.

— Vous allez bien ? Que de curieuses choses je viens de voir ! Les dromadaires sont arrivés. Le café turc est ouvert. L’orchestre chinois fait une répétition dans le jardin. Tenez ! On l’entend d’ici.

Cette façon cordiale et dégagée d’ouvrir une causerie avec moi, après ce qui s’était passé, me laissa tout interdit. Moi qui me préparais à subir ses reproches indignés !