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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/234

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l’agacement, puis une véritable irritation. Me rencontrant dans l’antichambre de M. Alfred Blanche, président du Comité départemental, elle me prit à l’écart, me reprocha d’autoriser mille ragots, qui finiraient par la compromettre. Je jurai d’être plus raisonnable : « Je suis amoureux de vous, lui dis-je, et c’est mon excuse. — Eh bien ! répliqua-t-elle, renoncez à cela. » Tout en causant, nous avions gagné un couloir où ne passait personne. Confidente, elle me dit qu’elle devait épouser un jeune homme de Rouen, et que ce mariage aurait eu lieu déjà si un deuil — la mort du père — ne l’avait fait différer. Le fiancé était clerc d’avoué et se proposait d’acheter une étude. Ils seraient mariés dans six mois. Dans six mois… Elle me regardait. Je me sentais attiré vers les profondeurs veloutées de ses yeux noirs. Je m’emparai de ses mains. Elle s’effraya de ce mouvement et courut vers l’entrée du couloir, où se tenait un huissier à chaîne. Je ne la revis pas ce jour-là.

J’avais fait un vain serment. Je me parjurai dès le lendemain en reprenant ma veillée obsédante. Elle me vit, me fit un signe, et je la suivis dans le couloir. « Je vous en supplie, me dit-elle, cessez d’être ainsi autour de moi. » Émue, inquiète, à peine pouvait-elle parler, si près de mon visage que j’aspirais son haleine. Le magnétisme de son regard me parcourait, obnubilant en moi la conscience des choses. Je ne sais comment cela se fit, mais mes lèvres, soudain, sentirent la brûlure des siennes, qu’elles venaient de presser. « Laissez-moi, murmurait-elle, d’une voix qu’on eût dit lointaine. Je suis fiancée, laissez-moi. » Je craignis de n’être plus maître de mes sens et je me sauvai comme un fou.

Et fou, je l’étais vraiment. Mes allures prirent un caractère de démence qui inquiéta mes amis. Je les fuyais. J’oubliais mon bureau, où m’attendait l’anxieuse Isabelle, perdue dans des courriers en souffrance. Elle finissait par venir à mon hôtel, rue des Bourdonnais, où l’on ne me voyait pas non plus. Je couchais dans des galetas de passe, avec quelque fille ramassée dans la rue et qui me lâchait en pleine nuit, effrayée de mon priapisme. Je n’osais reparaître à l’annexe du Comité, de peur d’y être vu d’Éva, que j’apercevais dix fois dans la journée, mais de loin,