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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/48

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je Saint-Brice ? Je regardais toutes choses avec des yeux nouveaux, les yeux du souvenir. Qu’elle était gaie, la maison natale, et qu’il était vivant, le chantier à bateaux ! Les arbres fleurissaient, des arbres que j’avais vus grandir auprès de moi. Et l’église, et la vieille école, et les petites criques sablonneuses de cette Saône qui a des charmes féminins ! Folie, de quitter tout cela, de laisser derrière moi toute cette allégresse, pour le plaisir de jouer à l’homme en m’échappant du cercle familial ! Quel sot j’étais, et combien téméraire ! Ne m’en repentirais-je pas, bientôt ?

Après un déjeuner auquel j’avais prié mes amis, et qui fut pour mon père l’occasion d’une exposition générale de ses richesses vinicoles, on me fit une escorte désordonnée jusqu’à la Mère-Picarde. Le temps était enchanteur, déroulait un délicat ciel bleu moucheté de blanc. Bien que j’eusse bu plus que ma part, je ne parvenais pas à simuler la gaîté. Je me raidissais comme un condamné sur le chemin de la guillotine. Quand il me fallut franchir la planche servant de pont entre la rive et le bateau, je me sentis tournoyer et faillis choir dans le canal. Des sanglots m’étranglaient, et pour leur livrer passage sans éveiller l’attention, je criai à tue-tête : « Vive Saint-Brice ! Vive la France ! » à quoi répondit une hurle d’après boire. Mon père m’embrassa, si ému qu’il ne pouvait parler. Ma mère tint plus d’une minute sa tête dans mon cou, s’essuyant les yeux avec son bleu tablier de ménagère. Morizot me serra d’abord la main, puis voulut m’embrasser, muet, nerveux, d’ailleurs soûl comme une bourrique. Et l’on se sépara. La planche fut ramenée à bord. La Mère-Picarde se mut lentement, et après elle l’Avalanche. Un bon moment l’escorte suivit la rive, jusqu’à près d’un kilomètre du pays. Et ce furent enfin les adieux derniers, auxquels succéda le petit jeu des mouchoirs, aperçus très longtemps, jusqu’au détour de Saint-Laurent-la-Martinière. Seul pointait encore le vieux clocher de Saint-Brice, dans la grisaille fondue de l’horizon.

Une vie nouvelle allait commencer pour moi. Que serait-elle ?