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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/47

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verre au fond d’une eau vaseuse. « Mauvais sujet ! » répéta-t-elle. « Un gamin que j’ai vu venir au monde ! » Elle rigolait. Je heurtai son ventre. La vase de ses yeux s’agita, troubla leur lueur de verre. Je sentis son souffle chaud. Je reculai d’un pas et crus tomber à la renverse dans l’escalier, que je descendis à enjambées doubles, poursuivi par la voix de l’épaisse femme, qui, à présent, s’encolérait.

— Surtout, n’y revenez pas, Félicien, sans quoi ça finirait par se gâter.

Décidément, je jouais de malheur avec Agathe, et je ne lui pardonnerais pas cette mésaventure. L’imbécile qui n’avait pas su me prévenir ! Furieux, je m’enfermai jusqu’à midi dans le bureau de mon père, puis jusqu’au dîner je dévidai les heures sur la péniche l’Avalanche, qui venait d’arriver. Le soir, pourtant, j’acceptai d’être l’invité de Morizot, qui tenait à noyer de vin mousseux la tristesse de mon départ. Tout notre petit groupe se trouva réuni chez lui, et longtemps nos rires et nos chants troublèrent les paisibles échos du village. Mes compagnons s’en allèrent gris, et moi, plus jeune, je les quittai très ivre. Sur la grande route, blanche de lune, je dessinais des arabesques. Ma tête ne dirigeait plus mes jambes. Ainsi zigzaguant, je passais devant l’auberge Lureau quand un appel chuchoté me mit en arrêt. Agathe était à sa fenêtre. « Prends l’échelle, et monte ! » mima-t-elle plus qu’elle ne parla. Cette échelle s’allongeait dans la cour. Je n’avais qu’à l’appliquer contre le mur et c’était la possession d’Agathe enfin certaine. Mais le sentiment de mon ébriété survint et l’emporta. Grimper là-haut, alors que je tenais à peine au sol ? Risquer de me rompre le cou ? Merci bien ! Et je m’éloignai, pirouettant, adressant d’ironiques saluts à la tentatrice, qui disparut, referma sans bruit la croisée.

Le crâne chargé de plomb, je dormis assez mal, et dès mon réveil, la bouche en râpe, je me résignai aux derniers apprêts du départ. Je devais avoir pour habitation la cabine de l’Avalanche, où une couchette m’était destinée. Nous partirions dans l’après-midi, halés par des ânes.

Je connus alors l’émotion lâche des adieux. Pas de pleurs, mais la mouillure des demi-larmes. Quand reverrais-