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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/74

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affluence de promeneurs sur les quais de la Loire, que recommandait une fraîche brise. Il me plaisait d’aller dans cette foule où circulaient les beautés bourgeoises de la ville. Mais dès le quatrième jour cette sortie ne m’apporta que mélancolie, et je l’écourtai. Le cinquième soir, il pleuvait. Je ne sortis pas, me couchai tôt. Mais je ne sortis pas non plus le sixième soir, bien qu’un ciel étoilé m’invitât à la promenade. J’entendais aller et venir ma voisine, Mme Fosson. Une porte close était commune à nos chambres, une boulette de papier mastiquant le trou de la serrure. Je m’accoudai à la fenêtre, regardai passer les gens, sifflai, bâillai, allumai ma lampe et me mis à lire. Il me manquait quelque chose. Je commençais de connaître encore une fois le sombre ennui.

Mes journées chez les Boulard étaient uniformes. Quand j’arrivais, à huit heures, M. Boulard étant sur ses chantiers, je trouvais Mme Boulard installée à l’une des deux tables du bureau, prenant note des affaires courantes ou causant avec quelque client. Je lui donnais le bonjour. Elle me faisait un sourire qui voulait être gracieux, me confiait les « lettres à répondre », le petit livre de caisse, le carnet où le piqueur tenait à jour les heures des ouvriers. Aussitôt je me mettais au travail. Elle s’en allait à ses affaires de ménage, reparaissait deux ou trois fois dans la matinée. Elle ne cessait d’être aimable, mais avec mille précautions de regards et de gestes. J’apercevais aussi Germaine, la petite servante, qui passait et repassait devant la double porte vitrée, s’arrêtait, collait au carreau son gentil visage. Enfin survenait le jeune Léon Boulard, arrivant de l’école, ou bien M. Boulard lui-même, qui ne savait dire deux mots sans faire l’offre d’un verre de vin blanc. J’avais dû lui céder sur un point : dîner à sa table tous les dimanches, en famille. Et quels dîners ! La meilleure cuisinière d’Orléans n’était pas à l’évêché, mais chez les Boulard.

Je n’en avais pas moins une sérieuse besogne quotidienne, si bien que dès la première semaine je me pris à réfléchir sur l’absurdité de ma situation. Quoi ! J’avais quitté Saint-Brice pour échouer chez ce marchand de bois,