Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70

Les pensionnaires du père et de la mère Dumesnil étaient un vérificateur des poids et mesures, très gourmé, un jeune gabelou glabre, un clerc de notaire jouant au dandy, un retraité de la préfecture qui avait tout du vieil officier, un petit rentier sémillant, boitillant de la patte gauche et qui, riant de tout ce qu’on disait, riait aussi de tout ce qu’on allait dire. Enfin, une veuve touchant à la quarantaine, point jolie, mais de figure ouverte, intelligente, qui gérait quelque part une fabrique de calicot. Cinq ou six clients de passage s’ajoutaient régulièrement à ce lot d’habitués. Les jours de foire, la tablée supplémentaire comptait jusqu’à trente convives, qui mangeaient et buvaient pour leurs quarante sous.

Je fus tout de suite à mon aise dans cette maison, à cette table d’hôte à la fois sans façon et bourgeoise. On m’y entourait d’égards, M. Boulard ayant dû me présenter comme un fils de famille. À peine entrais-je dans la salle à manger, c’était à qui remuerait sa chaise pour me frayer une place. D’abord, j’eus à ma droite Mme Fosson, la pensionnaire, qui se montra pleine de prévenances, bien que je ne lui rendisse pas la pareille. Le jour suivant, je trouvai ma chaise gardée par ses soins auprès d’elle, ce dont je ne la remerciai pas, son visage ne me disant rien, non plus que son âge, et ma chère Berrichonne occupant mes pensées. À l’heure du gloria, tout le monde parlant avec bruit, elle me glissa dans l’oreille : « Votre chambre n’est séparée de la mienne que par une cloison. Je vous ai entendu ronfler, cette nuit. » Elle cherchait à lire dans mes yeux ce qu’éveillait en moi la révélation de ce voisinage. Mais je me contentai d’en rire : « Je ronfle si fort ? Et vous, madame ? » Puis je prêtai l’oreille à la conversation générale, qui commentait les derniers échos de la guerre de Crimée.

Dès mon premier soir de liberté, j’allai, après dîner, faire un tour dans Orléans. Je sortais peu quand je vivais sur l’Avalanche, mais à présent je me trouvais tout près du centre, et les rues bien éclairées m’attiraient. Je flânais devant les étalages des boutiques et les somptueux cafés de la rue Royale et de la place du Martroi. Il y avait grande