Page:Farrere - Mademoiselle Dax.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de quais ; – point de monuments, sauf les mosquées qui sont de grands tas de pierres grises coiffés de coupoles, grises pareillement. Il y en a une infinité. Au-dessus des toits, les minarets blancs alternent avec des cyprès noirs.

— Mais c’est affreux ?

— Oui. N’oubliez pas le soleil d’été torride, ni la pluie d’hiver quotidienne. La boue, gluante comme une poix, ne sèche jamais que pour se changer en une poussière qui aveugle.

— Et vous aimez cette ville-là ?

La voix de Fougères s’assourdit soudain, rêveuse et voilée :

— Oui, je l’aime. Je l’aime mieux que toutes les villes, mieux que Naples et mieux que Venise, – mieux que Paris. – Stamboul, Stamboul !… Vous ne pouvez pas comprendre, petite Alice, vous qui n’avez jamais quitté votre France propre et peignée, ou cette Suisse enrubannée comme une bergerie de gosse. – Et d’ailleurs, vous seriez allée là-bas, vous auriez vu, – que vous comprendriez encore moins. Je l’aime, ma capitale morte, précisément parce qu’elle est morte. Je l’aime pour son funèbre silence et pour la solitude de ses rues, pareilles aux rues de Pompéi ! Je l’aime pour ses vols de corneilles, toujours croassant parmi les cyprès. Je l’aime pour ses maisons muettes et grillées, dans lesquelles personne ne sait ce qui se passe ; – pour ses mosquées farouches, dernier asile et dernière forteresse du dernier des dieux qu’ont adorés les hommes ; pour le voile encore opaque qui défend la