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LES ÎLES DANS

sûreté, il revira de bord, salua de la main ; et ramant vers terre, la dernière fois que nous le vîmes, comme l’oiseau précurseur des tempêtes, il se laissait bercer ainsi qu’un pétrel sur le dos des vagues énormes.

Trente milles séparent à peine la pointe sud de la Pointe-aux-Bruyères. Avec une bonne brise pour un voilier, et du temps calme pour un vapeur, cette distance n’est qu’une promenade d’agrément ; mais avec le brouillard tout doit compter en mer. Il fallut donc remettre à la cape, et nous mîmes trente-six heures à franchir douze lieues. De temps à autre, le son d’une conque ou d’un porte-voix nous arrivait à travers la brume, qui s’étendait plus grise et plus épaisse que jamais. C’était un gros navire qui arrivait sur nous. Comme un fantôme, il passait sous notre étrave, ou coupait notre sillage, puis une seconde après, sombrait dans le brouillard, où nous disparaissions à notre tour. Appuyés sur les bastingages, les matelots oisifs fumaient leurs pipes et se laissaient bercer par la mer, d’un air ahuri ; pendant que Jim, vieille gaffe rouillé par de nombreuses campagnes faites à bord des marines anglaise et chilienne, leur disait d’un ton goguenard, en désignant Agénor Gravel, qui, se croyant protégé par la densité de la brume, se livrait à de douloureuses études sur le mal de mer :

Well tars ! I think that a man who travels at sea for his pleasure, might as well go to purgatory for his past time.

Ce ne fut qu’en sondant, et qu’en prenant mille précautions, que nous arrivâmes ainsi par le travers de la Pointe-aux-Bruyères. Bientôt, à la faveur d’une éclaircie, nous pûmes aperce-