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tats à la liberté et à la vie humaines. Dans le Nouveau Larousse illustré, on lit que « l’antiquité gréco-romaine a ignoré l’amour du prochain… Les étrangers, les barbares, c’est-à-dire la plus grande partie du genre humain, étaient considérés comme des ennemis. C’est Jésus Christ qui a créé la confraternité humaine ; il a révélé en Dieu un père dont nous sommes les enfants. Aux yeux du chrétien, le prochain, c’est tout homme, sans distinction aucune, et sans exception. » Nous avons vu plus haut comment, au nom du christianisme, on a pratiqué l’amour du prochain depuis 1 900 ans. Ajoutons cet exemple qui répond particulièrement au Nouveau Larousse illustré. Il est tiré du catéchisme des écoles congréganistes françaises d’Orient, à l’usage des petits musulmans :

« ― Les hommes sont-ils nos frères ?

« ― Tous les chrétiens sont nos frères.

« ― Les Turcs sont-ils nos frères ?

« ― Non, parce qu’ils ne sont pas chrétiens. »

La véritable bonté, comme la véritable vertu, n’est l’apanage d’aucune secte. La fraternité humaine a été enseignée par Socrate et par Confucius bien avant que Jésus vint au monde. Elle a été pratiquée bien avant d’être enseignée. Les laboureurs de l’Italie antique qui priaient les dieux de faire venir le grain « pour eux et pour leurs voisins », (Michelet), ignoraient le christianisme. De même les barbares normands dont le droit coutumier commandait d’agir selon un esprit de douceur et des principes d’équité. Il disait : « entre voisins, la vache et l’écuelle à lait sont communes », et aussi « que la vache soit traite pour vous et pour celui qui a besoin de lait. » Les habitants de l’Altaï disent encore aujourd’hui : « Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain ; quand tu quittes un champ, commence par le semer », (É. Reclus). Et au nom du christianisme on va « civiliser » ces « sauvages » à coups de canon !…

C’est par les actes et non par des phrases, si haut placés que soient leurs auteurs, que la véritable bonté se manifeste. « Il n’est pas de bon mot qui vaille un bon office », a dit C. Delavigne. Silvestre de Sacy constatait que « les moralistes sont bons à lire et le sont rarement à voir. » Aristote disait : « On devient vertueux non pas en apprenant ou en formulant des définitions de la vertu, mais en accomplissant des actes de vertu, de même qu’on devient joueur de cithare en en jouant et non en expliquant comment la cithare est faite. » Il y a plus de bonté dans le geste du malheureux qui partage son unique morceau de pain avec un autre malheureux qu’il n’y en a dans tous les sermons et dans toutes les prières de la terre. Les êtres sont bons naturellement ; ils croient à la bonté des autres et ne sont pas en garde contre la duplicité. C’est ce qui fait leur faiblesse devant les audacieux qui les violentent et les fourbes qui les abusent. Il n’est guère d’animal qu’on ne puisse domestiquer en usant avec lui de bons procédés. Seuls ne sont pas domesticables ceux, comme les grands fauves, qui vivent isolés, étrangers à cette sociabilité si développée chez presque tous les animaux. Encore, faudrait-il savoir les raisons de cette insociabilité. Elle ne fut peut-être pas de tout temps, pas plus que celle des tigres humains, autrement dangereux que ceux de la brousse, dont l’individualisme féroce terrorise l’humanité. L’homme est bon naturellement. C’est par une aberration inconcevable qu’il en est arrivé, contre sa nature, à constituer un état social basé sur l’iniquité. « L’homme est bon, les hommes sont méchants », a dit J.-J. Rousseau dont on a raillé les théories à ce sujet. Mais ce qui démontre leur exactitude ce sont les conditions dans lesquelles s’est organisée et se continue l’exploitation de l’homme par l’homme. Si elle n’avait d’autre moyen que la

force, comment les quelques mille ploutocrates capitalistes qui règnent sur le monde pourraient-ils tenir sous le joug des millions de prolétaires ? Comment cent mille soldats anglais arriveraient-ils à imposer l’ordre britannique à deux cents millions d’hindous ? Cet état de choses n’a pu s’organiser et ne peut subsister que parce que les hommes abusés dans leur bonté ont cru et croient encore aux bonnes intentions de leurs exploiteurs. C’est parce qu’ils étaient bons qu’ils ont eu la faiblesse de tendre la joue gauche après avoir été frappés sur la droite. C’est parce qu’ils étaient capables de cette bonté que leurs exploiteurs religieux l’ont formulée en dogme. Le gendarme moral, le prêtre, plus que le gendarme avec un grand sabre, a établi et maintient cette exploitation. Lorsqu’elle a été menacée de crouler sous les coups de la raison, le politicien est arrivé à la rescousse, promettant pour tout de suite, le temps de s’installer au gouvernement, ce que le prêtre ne promettait que dans le ciel. « Il faut une religion pour le peuple », disent les prêtres et les politiciens, ― ses exploiteurs n’en ont pas besoin, ils ont fait leur paradis sur la terre, ― et comme le soporifique des prêtres commençait à ne plus produire d’effet, les politiciens ont fabriqué la religion laïque aussi « endormitive », aurait dit Molière, que l’autre.

Quoi qu’il en soit, même si l’homme ne possédait pas naturellement la bonté, il aurait pour lui suppléer la raison. Or, la raison, formée par l’observation et la réflexion, l’oblige à conclure sans réfutation possible que la vie ne peut exister sans la bonté et qu’elle est indispensable à son véritable bien. La même raison lui fait voir que la véritable bonté n’est pas dans le pharisaïsme des prêtres et des politiciens, pas davantage dans la faiblesse résignée de leurs victimes. La bonté qui devient de la résignation se fait la complice de l’arbitraire et l’encourage au lieu de le désarmer. Qu’est-ce donc que la véritable bonté ? C’est celle qui ne se sépare pas de la justice, qui réclame l’équité. « L’équité et la bonté sont les deux piliers de l’équilibre moral », a dit Élisée Reclus. Elles sont les deux principes auxquels la société devra se soumettre si elle ne veut pas s’effondrer définitivement dans sa pourriture. Et l’homme vraiment bon est celui qui, possédant cet équilibre moral, transforme sa bonté en révolte contre ceux qui violent la justice. Tous les êtres véritablement bons ont été des révoltés. Une Louise Michel, qui n’attendait rien des cieux, a été autrement grande dans l’exercice de la bonté qu’un St-Vincent de Paul ; elle ne se bornait pas à secourir les misérables, elle voulait qu’il n’y ait plus de misérable. Sa vie fut l’apostolat de la bonté en révolte pour la justice. J.-J. Rousseau a dit : « Soyons bons premièrement et puis nous serons heureux ». Soyons bons premièrement, oui, pour donner l’exemple, et pratiquons cette bonté qui est « le don gratuit de soi-même » (Lacordaire), mais nous ne serons heureux, et les autres ne seront heureux avec nous, que si nous refusons de pratiquer la bonté en faveur de l’injustice. Certes, il ne peut être de plus grand bonheur que de faire le don complet de soi-même, d’ouvrir largement son cœur et de donner ses forces dans des élans généreux ; mais dans une société où ce don et ces élans sont considérés comme du « poirisme », suivant le mot des plus distingués représentants de « l’élite » actuelle, la véritable bonté est de les réfréner pour ne les distribuer qu’à bon escient. « Tout homme bon, envahi par l’amour, doit mettre sa force, même sa force physique, au service de la bonté ; la défense personnelle et la défense collective sont légitimes et la théorie de la résignation me paraît anti-humaine », (É. Reclus). Jésus, s’il avait réellement le pouvoir de ne pas se laisser crucifier, ne fut pas bon en ne résistant pas à ses bourreaux. Il fut lâche, et il a voué l’humanité au malheur en lui