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viduelle dont fera si bon marché, plus tard, le collectivisme. Il évoque, par ailleurs, par une aperception vigoureuse, le rôle futur de l’association, ce levier social, et il en cherche vers la cohésion volontaire la forme la plus susceptible d’assurer, dans l’abondance, l’indépendance de l’effort…

D’autre part, tandis que le pouvoir disperse à Ménilmontant les derniers fidèles d’Enfantin, interdit les groupes nouveaux, contraint à l’exil le fouriérisme dans la personne de Considérant, rejette dans la conspiration les sectes socialistes plus ou moins issues du saint-simonisme, l’activité des chercheurs sociaux, stimulée plus qu’entravée par les obstacles, ne cesse de se développer. Le communisme, assoupi depuis Babeuf, se remontre « tantôt pacifique, tantôt violent ». Populaire et matérialiste, et plein de réminiscences de la République de Platon, il gagne des adeptes à son système « moins grandiose que celui de Saint-Simon, moins ingénieux que celui de Fourier, mais le plus propre, par sa simplicité apparente ; à séduire aisément les esprits peu cultivés ». (H. Martin). Il oscille du classique Louis Blanc à Cabet et Blanqui, ces romantiques, monte, à travers « l’Icarie », vers toutes les utopies égalitaires, d’essence poussé aux extrêmes. Par sa formule, les forces deviennent l’arbitre de l’effort les besoins le barème de la répartition. Mais il rappelle, lui aussi ‒ vertige du siècle ‒ pour dispenser sa justice distributive, la toute-puissance de l’État, ramène sous sa tyrannie les ouvriers arrachés à la dépendance du ventre et « justifie » par la liberté ‒ le paradoxe a peu vieilli ‒ la dictature, ce corollaire de toutes les révolutions…

Fanatiques et désintéressés, touchant avec leurs fibres les souffrances d’une classe spoliée, les agitateurs du communisme ressuscitent, pour son triomphe, l’atmosphère jacobine, toute la violence des factions. La Révolution les retrouve aux faubourgs : Cabet dans les clubs, Blanqui menant l’émeute. En ces jours où le peuple a faim, le drapeau rouge couvre l’impérieux appel de la vie, devient, en sa seule couleur, comme le symbole d’unité d’une incoercible détresse et l’emblème d’une « société nouvelle qui rompt avec 89 comme avec l’ancien régime » et ouvre aux besogneux sans pain l’ère d’apaisants lendemains. La répression s’abat sur les hommes, exalte leur courage, en fait des apôtres. Faible par son système, prestigieux par ses actes, le communisme grandit par ses martyrs. Et Blanqui, « l’Enfermé », rayonne sur les simples en doctrine vivante…

Déjà, vers 1840 ‒ et, de la période qui nous occupe, son influence n’atteindra que les dernières phases ‒ se détache, à l’écart des partis et des sectes, une silhouette puissante. À la faveur d’un aphorisme retentissant, Proudhon (1809-1865) martèle les impossibilités ‒ ne sont au fond que des incompatibilités provisoires ‒ de cette propriété que « le travail détruit dans l’ordre de la justice ». Campé en marge des systèmes et des utopies (tour à tour « fantaisistes ou niveleuses » ) qu’il poursuit pour leur invraisemblance ou leurs dangers et qu’il aiguillonne de ses aperceptions, sa violence dissèque imperturbablement les tendances et les hommes, tend à préserver des « archies » prochaines une société qui soulève à peine de séculaires astreintes. D’un individualisme irréductible ( « petit-bourgeois » dira Karl Marx) mais au-dessus de l’appropriation, ni l’étatisme, ni le communisme ‒ pour les tyrannies préalables ou finales qu’ils cèlent ‒ ne trouvent grâce devant sa liberté. Et cette propriété « transformée, humanisée, purifiée du droit d’aubaine » à laquelle l’amènent sa raison et son cœur « ne sera plus sans doute l’antique domaine quiritaire, mais elle ne sera pas davantage la possession octroyée, précaire,

provisoire, grevée de redevance, tributaire et subordonnée » (P.-J. Proudhon : Théorie de la Propriété). Publiciste infatigable et pamphlétaire vigoureux, aussi timides sont ses édifices qu’audacieuse est sa critique. Des apostrophes comme « Qu’est-ce que la Propriété ? » ou la mise à nu des « Contradictions économiques » (sans parler d’une Correspondance capitale, des Confessions et de tant d’écrits : ouvrages, brochures, articles de presse que prodigue une activité intellectuelle interrompue) sont, en un sens, autrement constructives que ces solutions bâtardes de « mutualisme » de « réciprocité des services » et de « gratuité des crédits » de celui qui veut « des réformes toujours, des utopies jamais »… Plus que ses bâtisses « juste-milieu » s’ancrent dans les esprits de son temps ‒ et d’après ‒ ses dénonciations pénétrantes et ses âpres mises en garde. Et c’est là (car elles seules sont profondes et salutaires) qu’il faut chercher le rayonnement de cet « en-dehors » clairvoyant…

Ainsi le socialisme est d’abord sentimental dans ses alarmes et moral dans ses utopies fraternelles. Mais, si l’économie sociale s’y complique du maniement des impondérables, la bonne volonté de réduire les écarts du sort demeure le lot égal de tous les hommes. Avec l’intensité trépidante du machinisme et la poussée industrielle, l’accélération des concentrations de la richesse, la décadence précipitée de l’artisan, hier encore créateur, faisant place à cet agglomérat d’éléments laborieux voués à devenir les serviteurs passifs de l’outil, il va devenir davantage scientifique dans ses conceptions, catastrophique dans ses espérances et unilatéral dans ses manifestations. L’affluence du prolétariat le cantonnera peu à peu dans l’ouvriérisme et la sincérité de ses vues deviendra l’apanage d’une classe. De ne le voir que d’une couche sociale, et à travers les matérialités au premier plan, tranche durement un problème plus que de le résoudre. L’exclusivisme qui brusque les données ne condense qu’en brutalisant. Et dans le cadre étroit où s’affronteront ‒ ennemis ‒ les intérêts divergents, s’abîmeront bien des perspectives d’orientation solidaire. Surtout seront remises à la haine des tâches de raison et, dans le « prolétaire », oubliée l’humanité

Au rappel des précurseurs ‒ êtres de foi, phalange sincère ‒ qui, de 96 jusqu’après 48, s’élancent, de tous les horizons de l’esprit et du cœur et de toutes les classes, pour affranchir l’avenir des angoisses de la misère et des sujétions du travail ; à l’évocation des théories subtiles et des constructions hasardeuses, des idées et des actes avant-coureurs dont tout le mouvement social moderne porte l’empreinte originelle, nous bornerons ce bref historique. Eux seuls ont pu, en effet, ‒ nous verrons tout à l’heure lesquels et dans quelle mesure ‒ influencer l’homme et l’œuvre que nous nous proposons d’examiner ici.

Godin. ‒ Sa conception. ‒ Ses expériences

Fils d’artisan, artisan lui-même, ayant touché sur le tour de France « la misère et les besoins de l’ouvrier » et emporté, du spectacle de leurs communes souffrances, la résolution de « chercher les moyens de lui rendre la vie plus supportable et de relever le travail de son abaissement », Godin (1817-1888) ouvre une âme toute prête aux influences du Saint-Simonisme et des écoles naissantes que le sort des humbles tourmente. À travers de durs et absorbants travaux, il parfait sa culture, en courageux autodidacte. Il s’initie aux théories des Saint-Simon, des Owen, des Cabet. Aucune ne le satisfait complètement. À vingt-cinq ans, attiré par la doctrine de Fourier, il découvre, dans la Théorie de l’Unité Universelle, un « vaste plan de régénération sociale fondé sur l’association du capital, du travail et