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Enfantin (1796-1864) veut poursuivre la réformation des mœurs jusque dans le mariage et la famille, proclame « l’égalité de la chair devant l’esprit, le droit des amours mobiles égal à celui des unions constantes ». Et, sans parler de l’atteinte à l’immuabilité (sous les auspices divins) d’un mariage qui, dans la légalité même, s’ouvrira un jour sur le divorce, les théoriciens anarchistes reprendront plus tard cette réhabilitation païenne des sens refoulés par les contraintes monastiques. Certains étendront jusqu’à la pluralité les libertés de l’amour. Enfantin, par la renaissance du rôle et des droits du « prêtre », égare sa morale vers « le matérialisme mystique de certaines religions de l’antiquité ». Il met au service de cette résurrection un apostolat de « Messie » et ferme en Église la nouvelle école. Aussi l’ascendant du « Père » couvre-t-il mal l’étroitesse de la secte. Et le schisme en brise la rigueur doctrinaire. En 1831, les « philosophes » : les Reynaud, Leroux, Carnot, Charton, Comte, au fond demeurés fidèles à la suzeraineté de l’esprit et distants, dans leur atticisme, d’une trop fruste moralité, s’échappent. par la liberté individuelle, vers le groupe d’études et d’élaboration. Ils laissent le pontife Enfantin disputer à Bazard les derniers tronçons du corps saint-simonien et ramener au cloître le cycle religiosâtre de ses réformations…

Mais l’influence de personnalités aussi puissantes survit à cette dislocation. De nouveau éparses à travers la société du temps, elles jettent autour d’elles bien des semences fécondes. De la perfectibilité, gagée par le libre-arbitre universel, de l’auteur de « Terre et Ciel » au positivisme, retrempé dans le matérialisme, d’un Auguste Comte ; du socialisme chaotique d’un Leroux jusqu’à la coopération directe des uns ou des autres à ce progrès matériel qui demeure comme le lien tenace de leur panthéisme commun, elles portèrent dans tous les domaines de l’idée et des mœurs de salutaires répercussions. « Beaucoup de gens, comme le dit Henri Martin, aujourd’hui ne savent pas qu’ils vivent, en grande partie, des idées mises en circulation, soit par Saint-Simon, soit par Enfantin et les siens, soit, plus souvent encore, par les adversaires d’Enfantin qui avaient été d’abord ses associés dans le saint-simonisme. Au fond, le saint-simonisme a été comme la préface d’un livre qui reste à faire : on pourrait dire que l’élaboration de ce livre continue sous des formes contradictoires qui, sans doute, trouveront un jour leur unité… »

Parallèlement au mouvement ‒ surtout spéculatif ‒ du saint-simonisme se développent, en Angleterre, les expériences hardies de Robert owen (1771-1858) qui, par les relations qu’il noue sur le continent, en précipitent le retentissement. Owen préconise « l’égalité absolue des droits et la communauté de tous les biens ». Devant le désordre social, il plaide l’irresponsabilité des hommes, incrimine le milieu, veut le rendre propice en le réformant. Du foyer de New-Lanark, les essais de coopératisme socialisant, auquel aboutit, dans la pratique, une sorte de communisme tempéré d’autorité patriarcale, gagnent les comtés surpris, inquiètent le gouvernement, s’exportent, en 1826, au Mexique (terre d’élection des colons sociaux) en « New-Harmony », pour, finalement, se désagréger et périr. Comme des lambeaux, seules, en flotteront quelques idées, bientôt assoupies. Et se les remémoreront, dans leur détresse, quelque vingt ans plus tard, les pauvres tisserands de Rochdale, pionniers modestes de ce mouvement coopératif anglais, de nos jours si puissant…

En France, un courant, lui aussi, en un sens, davantage effectif, porte plus avant les tentatives spécifiquement socialistes. Dans ses Théories des Mouvements et de l’Unité universelle, Charles Fourier (1772-1837) jette

les fondements de la doctrine sociale qui aboutit au phalanstère, fonde une école qui, sous des noms divers (harmonieuse, sociétaire, garantiste, etc…), fera sentir jusqu’à nous sa pénétrante influence.

« Soumettant à un doute absolu toutes les notions que lui apporte la civilisation, le philosophe observe le monde et est frappé de l’harmonie universelle qui y règne, grâce à la loi d’attraction, découverte par Newton. Seul, l’homme fait exception à cet ordre, parce que, jusqu’ici, il a substitué à la loi d’attraction morale des caprices philosophiques. Pour le moment, il s’agit, pour l’humanité, qui a déjà traversé les périodes successives d’édénisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, d’arriver à l’état de garantisme, auquel elle touche, et qui l’acheminera vers l’harmonie parfaite.

« La loi universelle se traduit dans le monde moral par l’attraction passionnelle. En vain les moralistes ont voulu réprimer les passions de l’homme. Il s’agit, bien au contraire, de modeler sur elles l’organisme social. Elles sont au nombre de douze, et peuvent se grouper en huit cent-dix caractères différents. Doublez ce nombre, vous aurez la certitude de trouver réunis tous les spécimens possibles de caractères. Ce sera donc d’environ seize cents personnes que se formera la phalange, unité sociale de la société future. Chaque phalange s’installera dans un palais, le phalanstère, au milieu d’un territoire qui lui sera réservé, et où elle se livrera à tous les travaux, chacun, selon ses goûts, s’enrôlant dans des séries de travailleurs diverses. Le travail, devenu attrayant, se fera sans effort et sera infiniment fructueux. Chaque phalanstérien aura droit à un minimum de bien-être. Le surplus de la production sera divisé en douze douzièmes, dont cinq rémunéreront le capital, quatre le travail et trois le talent. Ce système se généralisera en peu de temps sur le globe, qui formera un seul empire unitaire. » (Larousse.)

Pour avoir, jusqu’à l’abusive assimilation, rapporté aux lois physiques et à leur régularité, les phénomènes du monde moral et leurs répercussions économiques, Fourier a précipité toute une portion des énergies sociales dans l’impasse de l’utopie. Mais, pour vains qu’apparaissent les essais de vie phalanstérienne que tentèrent, tant vers 1830, en France, qu’après 1848, en Amérique, quelques-uns de ses plus ardents disciples, la considération du mérite et, d’autre part, l’importance de l’attraction ne manqueront pas de préoccuper à nouveau les bâtisseurs qui, de Godin aux anarchistes, chercheront, par des chemins différents, à harmoniser production et répartition en dehors de l’ingérence de l’État. Malgré l’abîme où doit sombrer, dans la pratique, la mise en jeu, sans distinction de légitimité, sur le terrain social surtout, de toutes les passions « naturelles, générales, primitives, et les passions factices qui résultent des raffinements et des déviations des sociétés vieillies » (H. Martin) ; malgré le jugement de légèreté et d’artifice qui va attacher des expériences avortées aux notations profondes, motrices d’une théorie seulement ingénieuse, il n’en est pas moins vrai que Fourier y frôle, aux portes de la sociabilité, des conditions qui sont bien près d’être des déterminantes. Il introduit, dans la communauté mitigée qui est le milieu de la cellule nouvelle, un facteur libre du travail et un élément certain de concorde : l’affinité. Après lui, les systèmes autoritaires l’écarteront a priori comme étant à l’inverse du rendement et d’une introduction superflue à la base des rapports humains, la contrainte au service de l’intérêt général devant assurer à un degré suffisant ce minimum d’entente nécessaire à l’équilibre du corps social. Par sa théorie des passions, Fourier sauvegarde la liberté indi-